De plus en plus souvent, des mères qui ont perdu la garde de leur enfant pour avoir refusé de le remettre à leur père soupçonné d’inceste dénoncent “les dysfonctionnements judiciaires” qui les empêchent de “protéger leurs enfants.” Alors que selon la Ciivise 160.000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, des expertes des Nations unies demandent aux autorités françaises de respecter “le principe de précaution” et le “principe de diligence raisonnable” en matière de protection de l’enfance…
“Inceste, le déni social – Si je l’ai vécu, tu peux bien l’entendre”, ce sera d’ailleurs le thème du colloque ,organisé le 17 novembre à Carcassonne (de 8h à 17h30, Maison des Collectivités) par l’association Kyatis (1). Avec Karen Sadlier (Dr en psychologie, experte sur le thème des violences conjugales et sexuelles) et Carine Durieu-Diebolt (avocate, spécialisée en criminologie/victimologie et dans la lutte contre les violences sexuelles).
Renseignements par mail : kyatis11@gmail.com ou par téléphone au 09 51 04 61 31
Une manifestation aux quatre coins de la France
Deux jours plus tôt, samedi 15 novembre (14h), c’est partout en France (en Occitanie, à Montpellier, Rodez et Toulouse [2]) que des mères se mobiliseront “contre les violences faites aux enfants/ados et en faveur de leurs droits.” Autour du collectif enfantiste : “Nous appelons toute la société à se rassembler, ensemble, partout, pour dire stop aux violences faites aux jeunes personnes. Infanticide, inceste, pédocriminalité, pédopornographie, maltraitances, négligences, harcèlement scolaire, cyber-harcèlement, violences éducatives, intra-familiales, institutionnelles, discriminations…”
Lire l’appel à mobilisation : https://manifenfantiste.fr/
Dans son rapport “Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit”, publié en 2023, la Ciivise (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants) livrait son analyse des violences sexuelles faites aux enfants et présentait des préconisations de politique publique.
Elle établissait le terrible constat que “la réalité peut être décrite en quelques chiffres : 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance, l’impunité des agresseurs et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques. Les deux tiers de ce coût faramineux résultent des conséquences à long terme sur la santé des victimes. La réalité c’est d’abord le présent perpétuel de la souffrance.”
Le plus souvent “les violences sexuelles sont incestueuses. Dans 81% des cas, l’agresseur est un membre de la famille. Dans 22% des cas, l’agresseur est un proche de l’enfant et de ses parents (…) Lorsque les violences sexuelles sont incestueuses, les victimes avaient 7 ans et demi au moment des premiers passages à l’acte. Pour 22% des victimes, soit près d’un quart des situations, les premiers viols ou agressions sexuelles ont commencé alors qu’elles avaient moins de 5 ans (entre la naissance et 5 ans)”.
Le manque de confiance dans les institutions
La Civiise constate par ailleurs “l’absence de recours aux institutions de protection.” Selon l’enquête de 2023, “dans plus d’un tiers des cas (36%), l’adulte à qui l’enfant victime révèle les violences agit pour le mettre en sécurité. Cet adulte, c’est le plus souvent la mère de l’enfant victime (70%), mais aussi le père (27%) ou un professionnel (23%). Cependant, une plainte n’est déposée que dans 38% des cas et des soins ne sont procurés à l’enfant que dans 25% de cas. L’absence de recours aux institutions de protection et de soins peut traduire une banalisation de la gravité des faits mais il est aussi possible de penser que les institutions ne suscitent pas suffisamment de confiance pour qu’elles apparaissent comme un recours et une garantie de sécurité.”
Ce que constatent sans ambiguité les expertes des Nations unies : “Au lieu d’être écoutées et de voir leurs plaintes sérieusement examinées, étant donné qu’elles concernent la sécurité et le bien-être de leurs jeunes enfants, [les mères] sont accusées de les avoir manipulés, et emprisonnées ou menacées d’emprisonnement. Les similitudes entre les allégations présentées sont préoccupantes quant à la manière dont les affaires sont traitées par le système judiciaire qui présenterait un schéma systémique de discriminations basées sur le genre.”
Et d’enfoncer le clou : “Le fait que des enfants continuent d’être en grand danger aux mains d’auteurs présumés est particulièrement inquiétant, surtout lorsque leurs plaintes d’abus sont ignorées ou ne sont pas prises au sérieux par les autorités compétentes. Le “principe de précaution” en matière de protection de l’enfance devrait être respecté lors de toute procédure judiciaire afin de permettre une approche préventive dans les cas d’incertitude et de complexité. Le “principe de précaution” impose la charge de prouver que l’enfant ne risque pas d’être maltraité. Les droits de visite exercés par l’agresseur présumé devraient être supervisés jusqu’à ce que la véracité des allégations ait été confirmée…”
Lire l’intégralité du rapport réalisé par le Groupe de travail sur la discrimination à l’égard des femmes et des filles des Nations unies. Texte intégral.
La parole des mères se libère, mais c’est (souvent) prêcher dans le désert
Peu à peu, notamment depuis l’apparition de #meetooinceste (janvier 2021), les témoignages se multiplient. En mars dernier, la radio “ici Occitanie” recueillait le témoignage de Lila (prénom d’emprunt), qui vit au sud de Toulouse, racontant comment son fils de 5 ans lui avait révélé l’inceste commis par son ex-conjoint (à lire ICI).
Même chose pour Dis-Leur ! avec Sarah (le prénom a été changé), installée à Sète, dont le plus jeune fils seulement âgé de 5 ans est dit-elle victime d’un père incestueux. Elle évoque avec émotion une situation particulièrement tendue, avec comme une épée de Damoclès permanente, la crainte de se voir accusée par les services sociaux ou la Justice de vouloir “nuire au père.”
En effet, nombreux sont les intervenants qui cèdent au soupçon de “syndrome d’aliénation parentale”, une notion (controversée) théorisée dans les années 80 aux Etats-Unis et fréquemment utillisé par des pères violents ou incestueux. “Il n’est plus nommé comme tel mais il est utilisé sous d’autres termes : ‘manipulatrice’, ‘possessive’, ‘fusionnelle’… Il irrigue les décisions de justice, les expertises et les comptes rendus de l’Aide sociale à l’enfance”, constatait l’avocate Pauline Rongier sur le site Madmoizelle.com.
Lire aussi : https://reseauiml.wordpress.com/
La crainte d’être soupçonnée de manipulation
Du coup, lorsqu’elles dénoncent un inceste présumé, les mères se trouvent (trop) souvent confrontées à un risque de discrédit de leur parole. Pas facile de convaincre qu’il y a bien autre chose qu’un “conflit parental massif”, explique Sarah : “Je ne suis pas dans le conflit, mais dans la protection. Je prends soin de mon vocabulaire, en étant précise et dans l’explication (…) pourtant, lors des contacts, le père est très agressif mais je tiens bon et je respecte les règles établies” Et cela malgré l’angoisse qui la tenaille chaque fois que son jeune fils doit aller séjourner chez son père.
Mais comment faire autrement, avec la menace permanente de voir la situation se retourner contre elle ? Comme le souligne le rapport des Nations unies : “Le fait que des enfants continuent d’être en grand danger aux mains d’auteurs présumés est particulièrement inquiétant, surtout lorsque les plaintes d’abus sont ignorées ou ne sont pas prises au sérieux par les autorités compétentes (…) lorsqu’une plainte est déposée alors que les parents sont déjà séparés, la mère est généralement et systématiquement soupçonnée d’exploiter l’enfant, accusée d’aliénation parentale ou de vouloir alimenter le conflit parental à son profit. Ces cas sont donc nombreux et illustrent la situation préoccupante dans laquelle se trouvent les parents protecteurs, principalement des femmes…”
“Les acteurs de la protection de l’enfance, avocats, médecins, psychologues, sociologues, journalistes, organisations de la société civile et autres observateurs partagent le constat de l’existence de problèmes systématiques au sein du système judiciaire français et de la non prise en compte des allégations d’inceste et d’abus sexuels subis par les enfants” dénonce encore le rapport onusien. Du travail en perspective pour les responsables politiques !
Et de bonnes raisons de se mobiliser le 15 novembre “contre les violences faites aux enfants et aix ados.”
Philippe MOURET