Humeur : Censure, un ministre c’est “Bien trop petit” face à la littérature

La couverture du livre "Bien trop petit"

C’est par un arrêté publié le 15 juillet au Journal Officiel que la vente du livre Bien trop petit a été interdite aux mineurs. Coup de tonnerre pour l’éditeur Thierry Magnier qui n’a pas tardé à répondre par un communiqué (lire plus bas), dénonçant par ailleurs dans la presse une “censure dangereuse et hypocrite.” L’auteur, Manu Causse s’en est expliqué dans un entretien au Parisien

“Imposer à l’art l’unique règle de la décence publique, ce n’est pas l’asservir, mais l’honorer”, une citation de Gérald Darmanin ? Non, juste la conclusion du réquisitoire de l’avocat impérial Ernest Pinard, représentant le ministère public contre Gustave Flaubert auteur du (dénoncé comme) sulfureux roman Madame Bovary (lire le texte intégral du réquisitoire). Mais on n’est plus sous le Second Empire, celui de “Napoléon le Petit”, Seulement dans le second quinquennat d’un mini-Jupiter.

Un “Bien trop petit” qui donne un coup de chaud à la censure

Mais quel coup de chaleur a pu saisir Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, pour suivre la Commission de surveillance et de contrôle des publications pour la jeunesse et dégainer l’interdiction “de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs” le livre Bien trop petit, jugeant qu’il “constitue un contenu à caractère pornographique, présentant de ce fait un danger pour les mineurs qui pourraient l’acquérir ou le consulter.”

Selon un article fort bien documenté de France Info, “Thierry Magnier a décidé de retirer le livre de la vente (…) Mais il envisage de remettre en vente le livre à destination des majeurs uniquement, comme la loi l’y autorise.”

Rappel des faits : sur la collection L’Ardeur. l’éditeur explique ; “Lire, Oser, Fantasmer, trois mots qui résument l’ambition de la collection L’Ardeur. Depuis ses débuts, notre maison est fière de défendre une littérature courageuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique, alors, que d’ouvrir notre catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps.”

Loi sur les publications destinées à la jeunesse, il y a 74 ans, presque jour pour jour

Dans cette collection qui compte une dizaine d’ouvrages, figure donc Bien trop petit, le livre signé de Manu Causse. Dans ce roman “plein d’humour pour explorer les complexes et le pouvoir de l’imagination dans la construction de nos sexualités” souligne l’éditeur, c’est après évoir subi “les remarques désobligeantes de ses camarades à la piscine que Grégoire se rend à l’évidence, il a une petite bite. Sa solution immédiate pour évacuer sa frustration : se réfugier dans ses fan-fiction. Mais cette fois-ci, son récit va prendre une tournure inattendue avec un passage érotique. Parmi ses lecteurs, Kika l’encourage, le bouscule un peu et le pousse à aller plus loin.”

Coïncidence du calendrier, La Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence a été créée en France le 16 juillet 1949 (il y a 74 ans, presque jour pour jour) par la loi 49-956. Cet organe administratif, rattaché au ministère de la Justice, est “chargé de vérifier que les publications destinées à la jeunesse ne comportent aucun contenu dangereux” pour celle-ci (la jeunesse).

Il faut rappeler que cette commission, en apparence fort morale, est née à la Libération, de la volonté conjuguée des organisations catholiques et du groupe communiste de réglementer la presse en direction des jeunes, alors que les “illustrés” américains, en particulier Le Journal de Mickey, envahissaient le marché français de la presse jeunesse.

Malgré les demandes réitérées, en particulier du monde de la bande dessinée, aucun gouvernement jusqu’ici n’a osé prendre la décision de la supprimer, ou du moins de réformer en profondeur, cette institution d’un autre temps. Mais parfois tellement pratique !

Cependant, la France n’a pas attendu cette période pour s’en prendre à la littérature (*). Chaque moment de censure est bien sur l’occasion de rappeler les procès faits à Flaubert pour Madame Bovary, à Baudelaire pour Les Fleurs du Mal ou à Boris Vian pour J’irai cracher sur vos tombes (signé Vernon Sullivan).

Attention, lire peut être un danger pour la santé morale des jeunes ! Photo DR

Un auteur passé par l’Aveyron, le Gers,  installé à Toulouse

Belle compagnie pour Manu Causse ! Mais au fait, qui est-il cet écrivain ainsi placé à son corps défendant en plein coeur de l’actualité ? Laissons lui la parole, tel qu’il se présente sur son blog (http://www.manucausse.net/biographie-manu-causse/) :

“Je suis né au début des années 70 en région parisienne – mais je m’en souviens à peine, parce que mes parents ont très vite déménagé dans un village de l’Aveyron, où j’ai grandi. Au bord d’un gouffre, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire.

Enfant et adolescent, je rêvais d’écrire. Ou de devenir rock star. Mais comme les études dans ces deux matières n’existaient pas encore, j’ai fini prof de Français, un métier que j’ai exercé pendant quinze ans un peu partout en France, et principalement dans le Gers (…) 

En 2005, j’ai décidé de dépoussiérer mes vieux rêves ; j’ai arrêté d’enseigner pour me consacrer à l’écriture. Depuis, je vis à Toulouse et je partage mon temps entre traductions, romans adultes et adolescents, musique, ainsi que diverses activités artistiques indéfinissables – le tout, avec ma compagne, écrivain et traductrice elle aussi, et quatre adorables ados qui restent une grande source d’inspiration. Et de bonheur, aussi…”

Pas vraiment le portrait d’un dangereux pervers littéraire. Plutôt celui d’un passionné qui désire faire partager, à travers ses textes, des interrogations de son temps. Et offrir une façon intelligente d’évoquer ce moment si complexe de la sexualité adolescente. Il est ainsi parfaitement en phase avec la philosophie de la collection L’Ardeur, telle que décrite plus haut par l’éditeur.

Naturellement, la censure qui s’applique ici est très largement condamnée par le monde littéraire qui soutient l’éditeur et son auteur. Tous s’inquiétant d’un possible retour à “l’ordre moral” qui trouve ici un nouvel angle d’attaque et semble avoir ses partisans sur toutes les cases de l’échiquier politique.

Et dans un gouvernement au sein duquel une ministre en exercice pose dans PlayBoy (certes vêtue) et où un autre publie un roman aux scènes de sexe très explicites, on a trouvé un nouveau “père la pudeur” en la personne du ministre de l’Intérieur. Interdire un livre, est-ce une façon d’avouer son impuissance à museler la pornographie sur internet ? C’est en tout cas un signe plutôt inquiétant.

Philippe MOURET

(*) Aucun pays ne peut prétendre avoir échappé un jour ou l’autre à la tentation de censurer les livres. La Russie, qu’elle soit tasariste, stalinienne ou “poutinienne” est bien sur en première ligne y compris dans les pays satellites de l’URSS, tel que Milan Kundera pour La Plaisanterie. Mais aussi l’Angleterre (Oscar Wilde, D.H. Lawrence, George Orwell en ont fait les frais), les Etats-unis, l’Italie, l’Espagne de Franco… Cest un mal très largement partagé, jusqu’en Chine, en Amérique latine, etc.