“Ces diplômés sont des défricheurs qui font rêver”

Journaliste à Slate.fr, Jean-Laurent Cassely vient de publier La Révolte des Premiers de la classe (17,50 euros, Arkhé éditions). Qu’ils soient banquier, marketeur, chercheur, informaticien, trader ou journaliste, le point commun de leur métier est de manipuler des abstractions, des alphabets de symboles : algorithmes, statistiques, powerpoint… Une pratique trop éloignée, voire irréelle, de la réalité physique et concrète de l’économie, en contact avec les gens. A cette recherche de concret s’ajoute la fragmentation des métiers due à la mondialisation. La question centrale que pose l’auteur, en filigrane, c’est de savoir si ce phénomène est pérenne et s’il est appelé à gagner en importance. Entretien.

Qui sont ces premiers de la classe auxquels vous consacrez un livre qui, tout d’un coup, se mettent à renverser la table ?

Derrière cette formule provocatrice qui donne son titre au livre, c’est une bannière derrière laquelle peut se retrouver une population plus large que les premiers de la classe. C’est-à-dire les gens qui ont fait des études supérieures, fait le bon parcours scolaire dans les bonnes filières, les bonnes classes, les bonnes écoles  et écoles avec concours, sélectives puisqu’on sait que la quête du meilleur diplôme est infinie : si 60% d’une génération est destinée au diplôme d’études supérieures, certains essaieront de se distinguer avec des grades encore plus élevés dans des filières encore plus sélectives et ainsi de suite.

Et ils vivent une crise existentielle ?

Jean-Laurent Cassely. Photo : Hervé Grazzini.

Voilà. Une crise spirituelle et existentielle. Une fois qu’ils sont en poste quand c’est le cas (car il y a aussi la problématique du déclassement ; de la difficulté  trouver des boulots -notamment pour les bac + 5 auxquels beaucoup d’études sont consacrées- à cause de la difficulté à s’insérer dans le marché du travail). Ce sont des “manipulateurs de symboles” ; c’est à dire que ce sont des gens qui ne font que manipuler de “l’information” au sens large : tableur excel, du powerpoint, des textes ou de lignes de codes… Ils ont tous en commun d’avoir une relation abstraite avec la réalité. Et, du coup, ils ne voient pas l’amont de la chaine, la production, ni l’aval de la chaine, la distribution et la consommation. Ils sont dans un entre-deux.

Mais cela existait bien avant ?

Oui. Mais la mondialisation a changé les choses car cela a spécialisé les boulots de cadres. Cela a beaucoup renforcé la division du travail et sa spécialisation (d’où les fameux intitulés de jobs pompeux que personne ne comprend). Il y a d’autres phénomènes comme la bureaucratisation des métiers ; les techniques de management, la numérisation de la vie de bureau. Toutes ces couches d’abstraction ont tendance à s’empiler. Et, au final, à créer une sorte de bulle dans laquelle les gens ont l’impression d’être assez éloignés de l’économie réelle.

Qu’est-ce que ça dit de la société et du rapport au travail ?

Beaucoup de choses. Déjà, la volonté d’une forme de reconnection avec le travail qui peut passer par le physique ; d’où un attrait pour les métiers manuels comme la cuisine ; tous les métiers où l’on manipulent de la matière. et pas seulement des “informations”. L’envie aussi de se reconnecter à la finalité du travail dans le regard des autres : c’est-à-dire dans le fait d’être en contact avec les autres. Et ce que cela dit plus généralement c’est le fait de s’épanouir dans le travail. C’est assez marrant parce que le utopies des générations précédentes, les soixante-huitards, par exemple, étaient plus en rupture avec le travail. Aujourd’hui, c’est une autre forme d’utopie, une autre forme d’aspiration collective qui est liée non pas à vouloir travailler moins mais à travailler mieux. C’est une émancipation par le travail alors que l’on aurait pu penser que les gens voulaient en finir avec le travail.

Peut-être parce que, trentenaires, ils ne font que commencer leur vie professionnelle ?

Je crois que, là, on touche à un certain mythe de notre époque et de l’entreprenariat. Parce que même si ce ne sont pas des gens qui feront des start-ups ils vont quand même être séduits par le fil rouge qui est : il faut être l’entrepreneur de sa vie. Réussir sa vie professionnelle. Et ça passe par l’engagement dans le travail et aussi par un engagement personnel et intime dans celui-ci. Ce que les gens dont je parle ont en commun, c’est  aussi qu’ils veulent déposer quelque chose d’eux-mêmes ; on le voit dans la manière dont ils construisent des marques ; comment ils abordent dans leur marketing en y incorporant une partie de leur histoire…

Le comportement de ces premiers de la classe n’est-il pas précurseur de l’économie de demain, de l’économie, non pas digital native mais post-digital native ?

Complètement.

Finalement, est-ce que le message du livre est de dire  que ceux qui maîtrisent les deux univers – grandes écoles et métiers manuels- et leurs paramètres peuvent espérer, demain, ne pas être les derniers ?

C’est exactement ça. En fait, cette révolte ressemble à une fuite, une sorte d’éclatement professionnel. Mais c’est l’inverse. C’est plutôt un mouvement d’avant-garde qui réinvente l’économie. On pourrait penser que c’est une tendance à une sorte de retour façon carte postale avec la nostalgie de vieux métiers mais, non, derrière, c’est assez innovant. Souvent, ce sont des gens qui vont renouveler la filière dans laquelle ils arrivent. Un fleuriste, un restaurateur ou quelqu’un qui monte une petite entreprise de services de proximité vont avoir une manière différente de parler de leur offre, d’aborder leur clientèle qui vont être plus en phase avec les aspirations des urbains et des diplômés; un univers d’où ils viennent. Du coup, ils inventent l’économie d’après. Ils renouvellent la société de consommation et le capitalisme.

Est-ce une tendance pérenne ?

Je pense que c’est le début de quelque chose. Ce qui est intéressant c’est de savoir si cela peut devenir massif. Car il faudra quand même que restent des emplois liés à l’économie globalisée… Il faut rappeler que c’est un phénomène minoritaire mais, pour autant, premièrement, rien ne dit qu’il ne va pas grossir, ce phénomène. Ensuite, ce n’est pas parce que c’est marginal que ça ne dit pas quelque chose de plus général. Car les premiers de la classe, c’est aussi ceux qui sont les premiers qui ont les moyens de la faire, cette révolte. Ils font un truc auquel tout le monde  rêve. Pour plein de raisons, tout le monde ne peut pas se le permettre. Du coup, ils jouent un rôle de défricheurs et sont une sorte d’avant-garde des nouveaux modèles de travail.

On est proche du macronisme ?

Oui. Totalement. Il y a un grand paradoxe à vouloir se libérer de certains aspects du travail qui sont devenus très déplaisants par l’investissement dans un autre travail. C’est un trait de l’époque quand même.

Les cadres toxiques, la hiérarchie pesante…

Il y a tout ça, bien sûr. C’est vrai aussi que je parle de diplômés qui sont jeunes ; qui n’ont pas eu le temps de voir toute la vie de l’entreprise dans tous ses coups bas même quand on arrive à de niveaux élevés. Mais, de toute façon, cette politique de bureau, ils sont nombreux à la rejeter.

Est-ce qu’il y a une tendance similaire dans d’autres pays ?

Oui. Je me suis beaucoup inspiré de ce qu’ont écrit des journalistes américains qui travaillent sur ce phénomène. Eh bien partout où il y a une classe de travailleurs de l’immatériel ; partout où il y a une classe de travailleurs diplômés qui s’emmerdent dans un open space, il y a le potentiel pour ça. Les mêmes causes créent les mêmes effets. Ce n’est pas français ou américain. C’est international. C’est occidental et ça concerne toutes les économies tertiarisées.

Propos recueillis par Olivier SCHLAMA

La Révolte des Premiers de la Classe