Bande dessinée : 90 ans après Tintin, Spirou s’en va “chez les Soviets”

Une illustration réalisée pour la couverture du Journal de Spirou lors de la pré-publication de l'aventure. ©édi. DUPUIS- Journal de SPIROU

Avec pour toile de fond la Guerre froide, Spirou chez les Soviets entraîne les lecteurs à la suite de Spirou et Fantasio dans des péripéties endiablées où l’on retrouve l’irrésistible mélange d’action et d’humour, essence même de la série. Fin connaisseur de Spirou, le scénariste Fred Neidhardt joue des codes pour mieux les actualiser et lui oppose un méchant plus vrai que nature, inspiré d’un personnage réel.

Alliant l’humour à l’ambiance inquiétante des grands romans d’espionnage, le récit est truffé de réjouissants clins d’œil au contexte social et politique de l’époque, ainsi qu’à d’autres grandes figures du panthéon de la bande dessinée franco-belge, de Gaston à Tintin.

Retrouver l’esprit des “héros éternels” du 9e Art

Pour mettre en images cette histoire pleine de rebondissements, Fabrice Tarrin a directement puisé à la source de l’âge d’or de l’école francobelge, en droite ligne de ces auteurs qui ont fait de Spirou, Tintin, Astérix ou Lucky Luke des héros éternels.

La couverture du prochain Spirou et Fantasio, à paraître le 21 août prochain…

Mâtiné d’une touche de modernité, son trait dynamique sert à merveille le scénario, révélant une véritable osmose entre scénariste et dessinateur. Caustique mais jamais irrespectueux, l’humour de Tarrin et Neidhardt témoigne par-dessus tout de leur affection sans faille pour Spirou et Fantasio.

Derrière le contexte, un regard sur notre époque

Loin d’être nostalgique ou passéiste, Spirou chez les Soviets est un récit à l’écriture et au propos modernes, qui parle en filigrane de notre époque, du danger des extrêmes, du communisme au néolibéralisme.

Le duo réuni par les éditions Dupuis avait déjà collaboré sur un précédent album de Spirou. En effet, en 2006, Fabrice Tarrin avait dessiné (avec Yann au scénario) un one shot de Spirou, Le Tombeau des Champignac, dont Fred Neidhardt (avec Yuko) avait assuré la mise en couleurs.

Elle a un joli nom leur guide… Natalia !

Le pitch : Par une nuit d’hiver enneigée du début des années 1960, deux agents du KGB enlèvent le comte de Champignac. Direction Moscou, où le diabolique savant soviétique Lyssenko le somme de l’aider dans son projet fou : Répandre la gène du communisme dans le monde entier !

Se faisant passer pour des journalistes de Vaillant-Pif Gadget en reportage dans la mère-patrie communiste, Spirou et Fantasio partent à son secours. Équipés de gadgets dignes de James Bond, ils sont escortés par Natalia, une guide russe haute en couleur, au cours d’un périple qui va les entraîner jusqu’au Goulag.

En réchapperont-ils ? Parviendront-ils à délivrer le comte et à sauver la planète du péril bolchévique ? Leur voyage pourrait bien changer la face du monde à tout jamais… Lénine réveille-toi, il faut lire cet album !

Les deux auteurs installés en Occitanie signent là un bel hommage à la série phare des éditions Dupuis. Mais il ne faut cependant pas oublier qu’ils sont aussi des auteurs plus “personnels”. On se souvient , notamment de l’excellent et autobiographique Les Pieds-Noirs à la mer (2013) de Fred Neidhardt ou du Joural intime d’un Lémurien (2008) de Fabrice Tarrin

Philippe MOURET

Entretien avec les auteurs :

Avez-vous toujours été fans de spirou ?

Fred Je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit. Quand il était enfant, mon père habitait en Algérie et était abonné au magazine Spirou. Il me racontait souvent qu’il avait dû abandonner toute sa collection lors de l’indépendance en 1962. Pour ma part, j’ai découvert tous les Spirou des années 1950 chez des amis de mes parents. Ça a été un vrai choc. Ensuite mon père m’a abonné. Plus tard, dans le magazine, j’ai fait des parodies, Spouri et Fantaziz, ainsi qu’une fausse histoire de Rob-Vel. J’aime bien jouer avec ce personnage. C’est un exercice de style qui m’a toujours enthousiasmé.

Fabrice Depuis l’enfance, les récits de Franquin avec Zorglub ou encore Le Nid des marsupilamis m’ont toujours fasciné. Adolescent, j’aimais tellement Franquin que je me suis détourné des autres auteurs de BD. Ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai redécouvert les grands classiques, dont Astérix. Franquin m’avait quand même énormément vampirisé.

Comment est né Spirou chez les soviets ?

Fred J’ai toujours été fan du dessin de Fabrice. On a fait notre premier livre ensemble, Les Aventures de Monsieur Tue-Tout, en 1997. Ce qui me plaît dans son dessin, c’est cet héritage des grands maîtres de la bande dessinée franco-belge. Je rêvais de le mettre en valeur, en lui proposant un cadre historique qui lui corresponde, c’est-à-dire le début des années 1960.

Fabrice J’avais déjà fait un album de Spirou, Le Tombeau des Champignac, avec Yann. Avec l’éditeur Frédéric Niffle, on s’est dit que ce serait bien d’en refaire un et on cherchait un scénariste de renom.

Fred En attendant qu’ils trouvent la perle rare, j’ai tapé un petit synopsis pour m’amuser, et je l’ai envoyé à Fabrice. Contre toute attente, il a trouvé que ce n’était pas mal du tout. Frédéric Niffle l’a lu et il a accepté le projet.

Ce qui me plaît dans le dessin de Fabrice,
c’est cet héritage des grands maîtres
de la bande dessinée franco-belge.”

Fred Neidhardt

Vous aviez dans l’idée de reprendre les ingrédients et les archétypes d’un Spirou classique ?

Fred Faire le Spirou qu’on aurait aimé lire, adulte ou enfant, c’est la concrétisation d’un rêve de gosse. Du coup, on aurait pu avoir tendance à reproduire ce qui nous a émerveillés, cet âge d’or de la BD franco-belge des années 1950 et 1960. Mais cela nous intéressait aussi de prendre des personnages de fiction, de les plonger dans un contexte réel et de travailler sur ce décalage. Notre ambition a été de conserver un style classique mais d’y injecter du réalisme.

Vous avez tout de suite été d’accord sur le ton de l’album ?

Fred Fabrice s’est calibré par rapport à ce que j’attendais de son dessin et moi par rapport à ce qu’il attendait de l’histoire. J’ai parfois tendance à partir dans le burlesque et Fabrice voulait davantage de réalisme, un Spirou plus adulte, moins tarte à la crème.

Fabrice On n’a pas cessé de se renvoyer les pages, d’échanger propositions et contrepropositions. Notre méthode de travail, c’était le ping-pong. Mais on se retrouvait sur l’exigence : nous ne voulions surtout pas bâcler. À la fin, il fallait qu’on soit d’accord tous les deux, pas question que l’un décide plus que l’autre. Il y a eu des moments de frictions aussi. J’ai parfois été dur avec Fred. Je lui disais que ses pages ne me plaisaient pas trop et je l’obligeais à les reprendre. J’ai aussi eu des périodes de doutes. Il fallait que ça décante, que je trouve la solution…

Fred Oui, on s’est disputés mais on s’est réconciliés. Si on n’avait pas eu cette confiance mutuelle et si on n’avait pas été aussi complices, ça aurait été dur. Graphiquement, fabrice, tu fais preuve d’un certain classicisme, avec un trait intemporel et personnel en même temps.

Comment se sont faits ces choix graphiques ?

Fabrice À l’époque, je venais de finir La Jeunesse héroïque de Fantasio, une série pour le magazine Spirou. Mon dessin y devenait de plus en plus comique, avec des personnages à grosse tête. Tout naturellement, j’ai continué dans cette veine mais Fred n’était pas satisfait… Ses références, c’était plutôt le Spirou de La Mauvaise Tête ou du Repaire de la murène. Il a poussé mon dessin vers ce style parce qu’il tenait à ce que ça colle avec la période de la guerre froide. J’ai donc retravaillé en me réintéressant au dessin de Franquin dans les années 1950. Je suis également allé voir chez Uderzo, surtout pour sa façon de respecter l’anatomie des personnages. J’ai puisé dans Conrad aussi, pour les ambiances très noires à la Milton Caniff qu’il a apportées dans les années 1980. Et puis, je n’aurais jamais dessiné comme ça si je n’avais pas eu le dessin de Fred comme base de travail. Il m’envoyait le scénario sous forme de storyboard, dessiné, déjà découpé. L’expressivité de ses personnages m’a énormément influencé.

Comment vous êtes-vous documentés sur l’URSS de l’époque ? Vous aviez des livres ou des films de référence ?

Fred J’ai relu Une Journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, et une partie de L’Archipel du Goulag. J’ai vu un reportage sur les égouts de Moscou, conçus par Staline. J’ai même contacté un Américain qui a un site Internet spécialisé dans les uniformes soviétiques des années 1960 pour lui demander des informations sur les galons. Je suis allé chercher un peu partout et j’ai perdu beaucoup de temps !

Fabrice J’ai fait un travail de script-doctor parce que Fred était tellement passionné qu’il pouvait réaliser vingt pages sur le transport dans le Goulag ! De mon côté, j’avais aussi une pile énorme de documentation. Après, les gens vont peut-être être tatillons sur certains détails. La suspension des 4×4 n’est pas conforme, la kalashnikov fera rigoler les spécialistes…

Fred C’est de la licence poétique ! On ne fait pas de la BD historique réaliste.

Autour de Spirou et Fantasio, vous avez des personnages très forts…

Fabrice Certains personnages ont beaucoup de personnalité et se sont imposés. Comme Natalia, la guide, qui est un personnage assez atypique. C’est une ancienne athlète russe qui s’est dopée aux stéroïdes. Elle est un peu devenue notre Marsupilami. Quand Franquin a créé le Marsupilami, il ne comptait pas le réutiliser et, petit à petit, c’est devenu un vrai personnage. C’est un peu ce qu’il s’est passé avec Natalia. Son rôle s’est amplifié au fur et à mesure.

Les femmes, Natalia, Tanya–La tigresse du goulag jouent un rôle important dans l’histoire. C’était important de créer ces rôles féminins forts ?

Fred On ne s’est pas imposé de quota, c’est venu naturellement.

Fabrice On n’est pas tombés dans les stéréotypes féminins habituels, avec des femmes-objets. La seule blonde pulpeuse c’est la Tigresse du Goulag mais en même temps, c’est elle la chef.

On croise aussi des personnages réels, comme Khrouchtchev, Hoover…

Fred Il y a aussi Lee Harvey Oswald, qui avait fait un séjour en URSS avant de tuer Kennedy, parce qu’il était profondément russophile. On a utilisé Hoover, le directeur du FBI de l’époque, parce qu’il était extrêmement anticommuniste. Un vrai personnage de fiction lui aussi !

Les références non politiques, à Gaston, Pif, Tintin, sont nombreuses. Ce sont des hommages, une façon d’étoffer le décor ?

Fred Faire passer Spirou pour un journaliste de Vaillant, le journal communiste, ça s’imposait. La référence au reporter du Petit Vingtième en reportage en URSS, donc à Tintin, c’était un peu incontournable aussi vu qu’on a appelé notre album Spirou chez les Soviets ! Quant à la référence à James Bond, elle permet d’ancrer encore davantage le récit dans la guerre froide.

Fabrice Mais on voulait aussi que le lecteur puisse lire l’album sans qu’il lui soit nécessaire de saisir toutes les références. S’il les connaît, tant mieux, sinon ce n’est pas grave. Il faut rester accessible au plus grand nombre. Avec les références, comme avec le dessin, l’idée a toujours été de servir le récit.

Dans les années 1960, la Guerre froide

c’est ce qu’il y avait de plus excitant,

effrayant, dramatique, exotique…”
Fred Naidhardt

Pourquoi avoir choisi le contexte de la guerre froide ?

Fred J’aime bien ce thème, que j’avais déjà abordé dans mon album La Peur du rouge. Dans les années 1960, c’est ce qu’il y avait de plus excitant, effrayant, dramatique, exotique… Ce qui m’a inspiré aussi, c’est une émission sur le savant russe Lyssenko sur France Culture. Il s’opposait à la science génétique, basée sur l’héritage, la transmission, le patrimoine, qui colportait selon lui une idéologie bourgeoise. Il était tellement radical et illuminé que je me suis dit que c’était un parfait méchant de bande dessinée. Fabrice Lyssenko est le nœud de l’histoire. Ce qui nous a plu, c’est qu’il déformait la science pour la mettre au service de sa doctrine.

Comment avez-vous fait pour rédiger ces dialogues qui sont très enlevés, truffés de citations, de détournements des éléments de langage de la propagande communiste ?

Fred Ça a demandé pas mal de boulot! Je me suis plongé dans la phraséologie de la propagande soviétique pour en extraire les clichés. J’ai particulièrement travaillé le discours du maire de Champignac, à la mode communiste et aussi à la mode néo-libérale. Le ressort comique de ce genre de discours, c’est le côté redondant et ampoulé.

Votre humour est assez poil à gratter. Vous vous êtes posé des limites ?

Fred Fabrice et moi avons toujours été un peu taquins, un peu provocateurs. Mais on joue avec un univers et un personnage fictionnels qu’on a vénérés, qui font partie de nos madeleines de Proust les plus chères, donc, bien sûr, même si on a parfois poussé un peu les lignes, on n’allait pas tout saccager non plus. On voulait surtout éviter la parodie.

Fabrice Des idées dénaturant le personnage ne nous auraient pas fait rire. On ne s’est pas posé de limites, mais ça nous faisait plaisir d’avoir un cadre et on n’avait pas envie de faire quelque chose de trop provocateur. On avait juste envie de se faire rire l’un l’autre.

Spirou et Fantasio à Moscou, en 1990

Spirou à Moscou est le 42e album de la série classique de Spirou et Fantasio et le dixième album signé Tome en Janry. Cet album publié en 1990 montre l’URSS de cette période, en plein déclin et en route vers l’abandon du communisme (l’Union soviétique sera dissoute le 26 décembre 1991)…

Dans cet album, piégés par le KGB, les deux aventuriers seront contraints à combattre un adversaire de longue date. Puisque le redouté mafieux russe Tanaziof n’est autre que l’anagramme de l’éternel méchant : Zantafio !

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