Originale manifestation que celle de ce petit village situé à la frontière franco-espagnole. Une douzaine de comédiens amateurs, habitant le village ou à proximité, s’associent depuis 2020 aux professionnels aguerris. La fête, chaque fois, est collective, et cela fait du bien à chacune et à chacun… Du 31 juillet au 3 août.
Il y a quelque temps, un youtubeur du genre globe-trotteur, un certain Dylan Bibi, frappé par la bougeotte, a entrepris de faire un tour de France insolite : le tour de la France paumée… Et il a choisi de commencer son périple à partir d’un tout petit village des Pyrénées-Orientales, situé en Vallespir, sur la frontière franco-espagnole, un endroit que les lecteurs assidus de Dis-leur… connaissent puisque j’ai déjà eu l’occasion, ici, de leur en vanter les charmes, je veux parler de Coustouges, mon refuge catalan.
Ce jeune vidéaste a expliqué son choix en disant que quelqu’un, à Perpignan, lui avait recommandé de se rendre à Coustouges, au bout de la Route départementale numéro 3, parce que c’était là-bas, à Coustouges, que se situait… “le trou du cul du monde” !
Il a bu quelques bières au bar ; il a participé au concours de pétanque improvisé, ce dimanche-là…
Désireux d’en avoir le cœur net, Dylan Bibi s’est donc, à l’improviste, rendu sur place. Il a rencontré plusieurs des nouveaux habitants du village et quelques-uns de ses anciens. Catherine lui a raconté qu’elle était venue s’y réfugier après l’épidémie de covid ; Mégane lui a expliqué que, tombée amoureuse de l’endroit, il y a vingt ans, elle ne regrettait pas Liverpool ; Adriaan, natif des Pays-Bas, lui a confié qu’il s’ était installé à Coustouges pour vivre au plus près de sa passion : les papillons ; Jessica, venue de la région parisienne, lui a vanté les relations harmonieuses entre les Coustougiens de longue date et les nouveaux venus dont elle fait partie ; il a bu quelques bières au bar ; il a participé au concours de pétanque improvisé, ce dimanche-là, dans la cour de l’ancienne école…

Il a quitté notre prétendu “trou du cul du monde”, en jugeant que celui-ci était peuplé de gens aimables, bienveillants. Au terme de son “exploration“, il a conclu que, vue de près, cette extrémité catalane de notre France hexagonale ne s’avérait “pas si paumée que ça” … C’était un peu court, en guise d’excuse, mais le constat était honnête.
Longtemps un cul-de-sac
Coustouges, à dire vrai, se moque complètement des imbécillités qui sont colportées à son sujet, depuis des lustres, à cause de sa position géographique qui en fit longtemps un cul-de-sac pour les gens pressés. En effet, le pont routier enjambant aujourd’hui la frontière a, à peine, trente ans. Les moqueries glissent sur les Coustougiennes et les Coustougiens comme la tramontane sur les pierres millénaires de son clocher de grès rouge, chef d’œuvre de l’art roman. Si la population du village ne cesse de diminuer – elle compte désormais moins d’une centaine d’habitants – elle trouve toujours en elle-même assez de ressources pour résister à toutes les intempéries, les naturelles et les autres… Coustouges s’enorgueillit même, depuis cinq ans, d’abriter, chaque été, un festival de théâtre dont l’existence est aujourd’hui le plus beau des pieds de nez que l’on puisse faire à la bêtise des mal embouchés : le Festival 543.
La création d’un colporteur
543, c’est le numéro de la borne frontière la plus proche de Probedones-d’Abaigt (Prodedones-d’en-bas) la ferme de la famille Baux, une vieille famille locale dont est issu Pierre Baux, le comédien fondateur de ce festival créé en 2020.
Pierre Baux, c’est un homme qui, au premier abord, n’attire pas l’attention. Mince, sec, noueux comme un chêne vert, il passerait même inaperçu, dans le paysage coustougien, tant il a la démarche tranquille des trajiners, les colporteurs d’antan, ces hommes taillés à la serpe qui passaient leur vie à sillonner les Pyrénées catalanes, en compagnie de leurs mulets, pour les besoins du commerce ou de la contrebande, et dont tout le monde, ici, en Vallespir, honore le souvenir. N’est-il pas l’un d’eux, au fond ? N’est-il pas un colporteur de choses artistiques ?
Mais Pierre Baux ne passe pas inaperçu. Parce qu’il a ce qu’on appelle une gueule d’acteur. Une gueule dont les rides, le sourire, le regard vous accrochent quand on les croise ; une gueule à la Roberto Benigni, le côté clown moins prononcé. Une gueule et, surtout, une voix d’acteur. Une voix travaillée, tantôt ample, tantôt fluide, légère ou puissante, douce ou rugissante, toujours posée, projetée avec aisance, qui vous saisit aussitôt. La voix des gens de théâtre, de ces bêtes qu’on dit de scène…
Pierre Baux a osé s’aventurer dans la création d’un Festival à l’extrémité de cette France dite paumée
A l’entendre, sa voix, on se dit qu’il était fatal que Pierre Baux, enfant du pays, devenu acteur et metteur en scène, ressentît un jour, l’irrépressible envie de la faire résonner, à Coustouges, sur la place de l’église adossée au Roc surplombant le village, bordée de maisons hautes édifiées sur le pourtour de son clocher-forteresse, où l’acoustique, les soirs d’été, n’a rien à envier à celle des temples grecs…
Pierre Baux a donc osé s’aventurer dans la création d’un Festival de théâtre à l’extrémité méridionale de cette France dite paumée, assimilée par quelques sots à un cul de basse fosse rurale. Il l’a osé, il y a cinq ans, en pleine conscience des difficultés économiques, logistiques et financières qui l’attendaient. Il savait dans quelle galère il mettait les pieds ; les siens et ceux de sa petite troupe. Comment installer à demeure une scène théâtrale là où il n’y a rien d’autre qu’un magnifique décor naturel ? Décision audacieuse mais réfléchie. Il n’avait plus rien à prouver. Ni au théâtre, où il avait joué un peu partout, en particulier, pendant quatre ans, à la Comédie de Reims, mais aussi à Avignon, interprétant les rôles les plus divers dans les œuvres de Courteline, Claudel, Dario Fo, Tchekhov, Shakespeare, etc. Ni au cinéma, où il avait tourné dans treize films. Ni à la télévision, où il avait joué dans une dizaine de créations ou de séries.
Un disciple du Sétois Jean Vilar

Coustouges n’est pas Avignon mais personne ne résiste à l’attraction de son clocher et à l’appel de son rayon bleu, ce rayon de lumière qui, chaque matin, au lever du soleil, vient caresser le vitrail de l’un de ses oculi pour dessiner sous la voûte de son église Sainte-Marie une arabesque bleue.
Pierre Baux n’a pas résisté à l’appel de sa passion. Pouvait-il en être autrement ? Quand on conçoit l’art théâtral comme le concevait le Sétois Jean Vilar, c’est-à-dire comme “une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin”, comme “un service public”, on a forcément l’envie de le partager avec tout le monde, avec tous les publics, partout et nulle part, et même dans les prétendus trous du cul du monde.
Songe d’une nuit d’été ; Homme et Galant homme de Eduardo de Filippo; Le Suicidé ; Buffles
C’est ce que fait Pierre Baux, à Coustouges, depuis 2020 : il partage sa passion du théâtre avec tout le monde, et d’abord avec les Coustougiens qui se sont approprié ce Festival 543 devenu le leur. Une douzaine de comédiens amateurs, habitant le village ou à proximité, s’associent désormais aux professionnels aguerris. La fête, chaque fois, est collective, et cela fait du bien à chacune et à chacun parce que la population de Coustouges, elle aussi, s’est tellement renouvelée, au fil des ans, qu’elle n’a plus l’homogénéité culturelle qui la caractérisait naguère, à l’époque où son isolement géographique l’obligeait à vivre en vase clos ou presque.
“L’art du théâtre ne prend toute sa signification – disait Jean Vilar – que lorsqu’il parvient à assembler et à unir” … C’est ce qu’a fait Pierre Baux à Coustouges depuis cinq ans. Il ne l’a pas fait tout seul. Il y avait à ses côtés, notamment, le metteur en scène Antoine Caubet, et une productrice très éclectique, Violaine Schwartz, autrice de trois romans, deux pièces de théâtre, trois pièces radiophoniques, etc. Depuis 2022 la direction artistique du Festival 543 comprend aussi Carine Gonzalez, qui a œuvré pendant vingt ans au développement et à l’aménagement des territoires ruraux dans le département des P.-O. Quant à la troupe professionnelle, dont la composition varie, naturellement, selon la programmation, elle rassemble tous les métiers de la scène.
Le Festival 543, porté par l’Association Probedones d’Abaigt, est avant tout un festival de création théâtrale. Il peut se vanter d’avoir offert aux Coustougiens et à leurs voisins, en 2021, Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare ; en 2022, Homme et Galant homme du dramaturge italien Eduardo de Filippo; en 2023, Le Suicidé, du dramaturge russe Nikolaï Erdman ; en 2024, Buffles, la fable du catalan Pau Miro. Mais le Festival 543 est aussi un festival de poésie et de musique. Et le public, qui compte maintenant ses habitués, en redemande tellement que Pierre Baux et sa troupe se produisent non seulement à Coustouges mais dans plusieurs des autres communes du Vallespir.
Une programmation itinérante
Cet été, du 29 juillet au 3 août, ils se produiront aussi à Amélie-les-Bains, Prats-de-Mollo, Serralongue, Saint-Laurent de Cerdans. Cette année, ils franchiront même la frontière pour participer, en Catalogne du Sud, à Maçanet-de-Cabrenys, à une soirée de musique dont l’invité d’honneur sera Lluis Lach, l’auteur de L’Estaca, l’hymne de la résistance catalane à la dictature de Franco à la fin des années 60.
Mais même si, depuis cinq ans, le grand public accompagne avec enthousiasme cette aventure artistique et se compte chaque été en petits milliers de spectateurs, ce surprenant Festival 543 n’en demeure pas moins un miracle d’art vivant. Il n’a pas été conçu pour faire gagner de l’argent à ses créateurs. Ce n’est pas en faisant payer la place à 5 € (maximum !) à chaque spectateur que Pierre Baux et ses compagnons de funambulisme peuvent espérer disposer un jour d’une trésorerie. Si le ministère de la culture et la Région d’Occitanie leur retiraient leur soutien, ni le Département des P.O. ni les autres collectivités locales concernées ne pourraient, en l’état de leurs maigres ressources, assurer la poursuite de cette magnifique réussite. Raison de plus pour déguster goulûment cette sixième édition que, pour notre part, nous dédierons avec compassion … à tous les trouducs.
Alain ROLLAT