Locations détournées : Quand la prostitution en appartements s’organise via des “sexe tours”

Lénaïg Le Bail dirige l’Ocrteh qui s’occupe des affaires les plus longues et complexes de prostitution et de traite des êtres humains. Ph. DR

(2/2) “C’est le moyen le plus utilisé pour exploiter les victimes”, confie la commissaire Lénaïg Le Bail, responsable de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh). Surtout depuis la crise sanitaire. Dans ce second volet, la spécialiste évoque aussi le panorama de la prostitution qui “couvre tous les milieux et tout le territoire français”, sachant que “plus de 60 % des victimes identifiées – majeures et mineures – dans des affaires résolues, étaient en 2024 des victimes françaises”.

Responsable de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh) où oeuvrent une vingtaine d’enquêteurs sur des affaires les plus importantes de l’Hexagone, au long cours – une trentaine par an – pour débusquer les grands réseaux de prostitution, la commissaire Lénaïg Le Bail explique que l’Office peut être saisi par un service de police territorial pour des investigations longues et complexes, par un magistrat ou peut être le fruit d’une enquête d’initiative sur la base de signalements de particuliers d’associations, de partenaires. Et grâce à un travail de veille en ligne.

“Travailler sur toute la chaine de l’organisation criminelle”

Lénaïg Le Bail précise que “pour traiter les affaires que nous traitons, contrairement aux confrères territoriaux, pris par leur quotidien où une affaire chasse l’autre, nous avons du temps. Et notre objectif est de travailler sur toute la chaine de l’organisation criminelle pour essayer de la démanteler de la façon la plus large possible et, notamment, de travailler sur la dimension internationale des groupes criminels étrangers. Et d’arriver à faire interpeller les commanditaires en France et aussi à l’étranger. Nous représentons aussi la France dans des institutions de coopération internationale. Et nous participons à l’élaboration de la politique de lutte contre la traite des êtres humains.”

La commissaire évoque aussi :”Nous avons ainsi un gros partenariat avec la Miprof, Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains”, dirigée par Roxana Maracineanu. “L’idée c’est aussi de comprendre ces phénomènes de prostitution et de la criminalité associée ; ses modes opératoires de ce crime organisé pour mieux lutter avec des outils d’aide à l’enquête et des formations dédiées aux policiers et des fiches et des guides, notamment.”

Quelle est la situation de la prostitution en France ?

Des enquêteurs de l’Ocrteh, ceux du partenaire espagnol et d’Europol, prise lors d’une opération conjointe de démantèlement d’un réseau latino-américain implanté en France et en Espagne, en mai 2024. Ph. Octreh

Lénaïg Le Bail : Déjà, je voudrais dire que nos analyses se fondent sur ce qui est révélé par les services de police et de gendarmerie. Nous n’avons pas la prétention d’avoir un point de vue parfaitement exhaustif du sujet.

Depuis la crise sanitaire, il y a eu une évolution marquée en matière d’exploitation sexuelle. Les services de police et de gendarmerie traitent deux grands types de dossiers qui se divisent en deux parties égales, si on tient compte des affaires résolues. La première partie, ce sont des dossier de proxénétisme de proximité ; ce n’est plus un proxénétisme de cité. Il y a quinze ans, on parlait aussi de phénomène ponctuel de prostitution estudiantine ; là ce que nous constatons, c’est une forme de proxénétisme assez peu organisé ; ce sont des groupes criminels très mouvants, très évolutifs, avec une délinquance d’opportunité. Ce sont des petits groupes, avec moins de cinq proxénètes, parfois un seul ou deux. Et ce sont, là, des Français qui exploitent la prostitution de jeunes françaises. Du côté des auteurs, on trouve de jeunes majeurs, déjà connus des services de police pour des faits de délinquance de voie publique ou du trafic de stupéfiant ; c’est une façon pour certains de diversifier leurs activités criminelles et leurs revenus illicites.

“C’est un sujet de préoccupation majeure”

Comment s’organise la prostitution aujourd’hui ?

Lénaïg Le Bail : C’est un sujet de préoccupation majeure. C’est plus facile d’organiser l’exploitation d’une victime de la prostitution qu’un trafic de stup’ : il n’y a pas de mise de départ, pas de problème de stockage, pas de collecte d’approvisionnement… Ce sont essentiellement de jeunes Français qui exploitent de jeunes Françaises. Avec une forte proportion de mineures qui augmente chaque année de façon exponentielle dans nos statistiques même s’il faut rester prudent : les dossiers où il y a des mineures en situation d’exploitation sont travaillés de manière prioritaire et donc sur-représentés. Mais tous les acteurs de la lutte contre la traite sont d’accord pour dire que ce phénomène augmente depuis une grosse dizaine d’années.

Les proxénètes recrutent en général en ligne. Ou, s’agissant de mineures, dans les foyers d’aide à l’enfance. On n’est pas capable de dire combien il y a de victimes potentielles. Les associations parlent de 15 000 mineures exploitées. Cela s’inscrit dans un contexte d’hypersexualisation des corps dans la société ; de glamourisation de la prostitution. De recherche de l’argent facile ; mais attention à cette expression, ce n’est pas une situation facile pour les victimes.

La prostitution couvre tous les milieux et tout le territoire français. Aussi bien les zones urbaines que rurales”

Quel est leur profil-type ?

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Lénaïg Le Bail : Les victimes de la prostitution sont des jeunes majeures et des mineures qui viennent de tous les milieux sociaux. Avant, elles étaient davantage issues de cités. Aujourd’hui, la prostitution couvre tous les milieux et tout le territoire français. Aussi bien les zones urbaines que rurales. Nous avons aussi une sur-représentation de victimes qui ont subi dans l’enfance des violences psychologiques, physiques voire sexuelles. Qui ont subi un traumatisme antérieur qui les a rendues plus fragile. Elles sont aussi recrutées dans les foyers d’aide à l’enfance, via le bouche-à-oreille physique et numérique.

En 2024, plus de 60 % des victimes identifiées – majeures et mineures – dans des affaires résolues, étaient des victimes françaises”

Nous constatons des techniques de mises sous emprise et de recrutement, notamment d’adolescentes, qui jouent sur des leviers affectifs ; de mise en confiance en ligne pour créer une forme de relation à distance, puis réelle et l’engrenage se met peu à peu en place jusqu’à la prostitution de victimes qui, d’ailleurs, ne se considèrent pas comme victimes ; c’est un gros sujet. Les mineures, on ne peut pas leur parler de prostitution ; elles parlent de michetonage, d’escorting… De termes plus valorisant.

Ce sont aussi des faits qui sont plus facilement révélés aux services de police : quand ce sont des mineurs, il y a des signalements de l’entourage, des proches, d’éducateurs des foyers. En 2024, plus de 60 % des victimes identifiées – majeures et mineures – dans des affaires résolues, étaient des victimes françaises. Ce qui n’est pas forcément connu. Le nombre d’affaires résolues par l’ensemble des services est de 437. Pour notre service, cela représente 20 à 30 affaires dont le traitement dure trois ans en moyenne.

Quelle est l’autre moitié des affaires traitées ?

Lénaïg Le Bail : Cette autre moitié d’affaires porte sur des groupes criminels étrangers qui exploitent des victimes étrangères en France. Nous avons eu une évolution du panorama assez marquée depuis la crise sanitaire. Antérieurement, la majorité des affaires de prostituées étrangères portaient sur des groupes criminels africains et notamment nigérians ; c’étaient les plus gros groupes qui exploitaient des victimes de prostitution en France. C’était valable dans l’ensemble de l’Union européenne. Ces groupes sont moins présents ; ils se sont diversifiés vers d’autres sujets criminels.

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Il y a toujours des victimes africaines, mais de moins en moins, et surtout il n’y a plus de nouvelles arrivantes. En revanche, le créneau est largement exploité par des groupes criminels latino-américains et caribéens. En 2024, c’était 24 % des victimes identifiées originaires d’Amérique latine et des Caraïbes (Brésil, Colombie, Venezuela, Pérou, Paraguay, République Dominicaine, principalement). C’est énorme. Il y a une explosion. Et, je le rappelle, 60 % des victimes sont Françaises. Il y a aussi des groupes criminels chinois qui exploitent des victimes de leur communauté ; des groupes est-européens et notamment Roumains. Il y a sans doute une sous-représentation d’autres types de communautés parce qu’on les détecte moins, les victimes déposent moins plainte, etc.

Quelles en sont les raisons ?

Lénaïg Le Bail : Les réseaux africains se sont portés sur d’autres criminalités ; il y a aussi la facilité d’accès à notre territoire européen : la plupart des ressortissants latino-américains y ont accès sans visa. Autre raison, l’évolution des modes opératoires avec la digitalisation de l’essentiel de l’exploitation sexuelle. La quasi-totalité des groupes criminels français ou étrangers ont parfaitement compris l’intérêt d’utiliser internet. L’exploitation a essentiellement lieu dans des milieux fermés dont des appartements à louer de courte durée {via des plateformes comme Booking ou Airbnb, Ndlr}. En 2024, moins de 5 % des affaires de prostitution traitées sont sur voie publique et 95 % c’était l’exploitation d’une prostitution en milieux fermés. Dans les établissements d’apparence légale comme les bars, boîtes de nuit, salons de massage. Cela représente quelque 10 % des affaires.

Les groupes criminels étrangers, ils exploitent les victimes sur l’ensemble du territoire français en leur demandant de changer de ville très régulièrement”

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Donc, environ 85 % de l’exploitation sexuelle se fait en logements loués en courte durée ou en hôtels. Avec un phénomène corollaire que nous avons appelé les “sexe tours”. Les réseaux font circuler les prostituées un peu partout en France que les groupes criminels français exploitent dans une mobilité locale ou régionale.

Pour les groupes criminels étrangers, ils exploitent les victimes sur l’ensemble du territoire français en leur demandant de changer de ville très régulièrement : une, ou deux ou trois semaines dans une ville puis, une autre. C’est un tour de France du sexe. Quinze jours à Metz ; deux semaines à Béziers ; une semaine à Bordeaux et à Châteauroux.

Cela permet de rendre l’activité criminelle encore moins visible aux yeux des forces de l’ordre mais aussi du voisinage puisque ces victimes restent peu de temps au même endroit. La police est moins alertée. Et cela rend les victimes moins visibles également et donc plus vulnérables, notamment pour les étrangères qui sont totalement démunies et ne peuvent se lier avec personne… Et cela permet aussi de diversifier la clientèle tout en couvrant le territoire français dans une logique commerciale, sachant qu’il y a des clients partout.

Que risque un client de prostituée ?

Lénaïg Le Bail : La législation française est assez isolée en Europe avec un modèle abolitionniste avec verbalisation du client, considérant que c’est un moyen de lutte contre l’exploitation sexuelle. La loi prévoit une contravention de 5e classe, soit 1 500 € maximum (suite à une décision du tribunal) et 3 750 € maximum pour une récidive (c’est un délit), pour l’achat d’une prestation sexuelle à une personne majeure. C’est un délit pour une victime mineure (me mis en cause encourt une peine de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende ou plus en cas d’aggravation) et c’est un crime si la victime a moins de 15 ans car la qualification retenue peut-être le viol (20 ans de prison encourus) et une amende plus importante en fonction des circonstances.

Faites-vous un lien avec le narcotrafic ?

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Lénaïg Le Bail : C’est un sujet d’interrogation. S’agissant des groupes criminels étrangers, on a ponctuellement des liens mais c’est assez rare. On ne peut pas dire pour l’instant si ce sont les mêmes groupes criminels qui s’adonnent à plusieurs criminalités et s’ils ont une branche spécialisée. En ce qui concerne le proxénétisme de proximité, à l’échelle locale, il y a des liens avec certains délinquants multicartes qui se diversifient. Difficile de dire si de grosses organisations le font. Nous avons quelques affaires où des membres qui se réclament de la DZ Mafia disent qu’ils participent à l’exploitation sexuelle d’autrui. Mais nous restons prudent avant d’affirmer que c’est la DZ Mafia.

Quelles solutions pour les propriétaires de logements loués via Airbnb et Booking ?

Lénaïg Le Bail : Nous avons bien conscience que pour eux c’est problématique. C’est souvent à l’insu des propriétaires. Même si certains propriétaires sont complaisants et peuvent donc être poursuivis pour proxénétisme. Certains sont sollicités. Quand les proxénètes identifient un logement qui est bien placé ; pratique pour l’accès des clients ; pour la surveillance également ; où les voisins ne se plaignent pas, ils peuvent utiliser ce logement. Partir ailleurs et y revenir. Ou se passer le mot et donner le “bon tuyau” à d’autres.

Pourrait-on imaginer une meilleure collaboration avec les plateformes de location, un outil technique…?

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Lénaïg Le Bail : On essaie de travailler avec elles. C’est compliqué. Nous avons noué des partenariats  qui ne sont pas encore suffisants. Nous travaillons avec elles dans l’idée qu’elles détectent mieux et qu’elles nous signalent mieux ces activités de prostitution. Il y a une marge de manoeuvre pour qu’elles détectent mieux. Cela se fait sur d’autres sujets, notamment les réseaux sociaux.

Durant les JO, l’année dernière, nous avions fait un gros travail de sensibilisation avec la Miprof notamment. Nous avons diffusé des fiches-réflexes distribué par Airbnb à ses hôtes. Le message, c’est de rappeler la situation ; de donner des éléments auxquels les propriétaires doivent porter attention (Lire notre précédent article ICI). Avec la possibilité de nous transmettre des signalements sur notre adresse mail.

Il y a deux réflexes à avoir. Soit il faut intervenir en urgence parce que la situation le commande. Et là, il faut composer le “17”. Soit c’est une collecte d’indices a posteriori pour lesquels les propriétaires ne sont pas sûrs de la marche à suivre. Notre conseil, c’est, si vous avez un doute, de nous envoyer un message {ICI : dnpj-ocrteh-etat-major@interieur.gouv.fr} Même si la situation est terminée, on va pouvoir travailler, y compris sur des recoupements. C’est le moyen le plus utilisé pour exploiter les victimes.

La diversité des législations dans l’Union européenne favorise le développement de la traite des êtres humains”

En Occitanie, la prostitution a-t-elle des traits spécifiques ?

Lénaïg Le Bail : Le phénomène est sur l’ensemble du territoire. On a beaucoup de victimes qui transitent par l’Espagne. Dans les modes opératoires des groupes criminels latino-américains, la plupart du temps les commanditaires, les têtes de réseaux, sont toujours basées dans leur pays d’origine. Mais aussi, parfois, en Espagne où se trouvent des bases logistiques. L’exploitation, elle, se passe sur le territoire français.

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La spécificité par rapport à l’Espagne, c’est que le niveau de vie est plus élevé en France donc les prix y sont plus élevés pour les clients potentiels. Les clients vont aussi payer plus cher en France parce que la situation de la prostitution en Espagne y est différente avec un régime règlementariste avec des maisons closes officielles autorisées en Espagne. Pour autant, ils ont la même législation sur l’exploitation d’autrui. En soi la prostitution en France n’est pas interdite ni criminalisée – c’est pour éviter de poursuivre les prostituées considérées comme des victimes en France. Mais le recours aux actes sexuels tarifés, lui, est interdit.

Un certain nombre de clients qui habitent la frontière franco-espagnole se rendent en Espagne. C’est légal dans des structures prévues pour ça. Ailleurs, sur le territoire français, les clients recherchent la proximité, la facilité.

Et c’est un vrai problème, au niveau européen, que tous les pays n’aient pas tous la même législation. Il y a eu plusieurs avis et recommandations en ce sens du Parlement européen pour privilégier un modèle plus répressif, plus proche des modèles français et suédois en indiquant que la diversité des législations favorise le développement de la traite des êtres humains.

Propos recueillis par Olivier SCHLAMA