A l’époque, ce fut un révolutionnaire progrès social pour les classes populaires, ce qui a généré le tourisme de masse. En presqu’un siècle, la société a changé ; les vacances aussi. Sociologue, Bertrand Réau explique que, même si ce droit est désormais inscrit dans la loi, “les vacances reproduisent et creusent les inégalités sociales”. Il propose des pistes pour y remédier, comme il l’expliquera ce mercredi à l’AG de l’Unat Occitanie. DG de Cap France, Damien Duval, lui, explique“le déclin du tourisme social”.
Les vacances de Noël approchent et nous rapprochent d’un anniversaire marquant : les 90 ans des congés payés, par une loi décrétée le 11 juin 1936, sous le Front populaire dirigé par Léon Blum, synonyme d’un révolutionnaire progrès social. Quel a été l’apport de cette transformation profonde de la société française ? Alors qu’il y a encore peu, faisait rage un vif débat sur la monétisation de la cinquième semaine de congés, un acquis social remis en cause durant quelques jours, heureusement.
Dans un contexte où aucun parti politique ne s’empare de cette question qui pourrait l’être au travers d’une “politique globale du temps libre”, comme le professe Bertrand Réau dans un entretien. Ce spécialiste, professeur du CNAM-chaire Tourisme voyages et loisirs et sociologue au Lise (CNRS-CNAM), intervient demain mercredi lors de l’AG de l’Unat Occitanie (après 10 ans de fusion), à Ramonville, près de Toulouse, sur le thème : 90 ans de congés payés, et demain ?
Depuis 1936, les vacances ont beaucoup évolué ; qu’est-ce que ça représente pour les Français ?

Bertrand Réau : Elle est symbolique et elle a eu un apport structurant pour la société. Mais les vacances sont désormais inégalitaires. Malgré l’extension du nombre de semaines de congés payés et même la mise en place de RTT qui donnent un certain nombre de jours de libre, on est face à un paradoxe : depuis les années 1980, on est sur un plateau de 40 % de Français qui ne partent pas en vacances. On a atteint le maximum, dans les années 1980, avec 61 %-64 % maximum de partants en vacances.
La loi devait corriger une inégalité de départ – seuls les plus riches partaient – mais les inégalités perdurent…
Bertrand Réau : C’est la différence entre la mise en place d’un droit et l’usage que l’on en fait. C’est l’enjeu. Depuis la loi contre la lutte contre l’exclusion, en 1998, le droit aux vacances est inscrit dans la loi. Comme les congés payés l’étaient déjà. La difficulté, aujourd’hui, c’est que ce droit aux vacances n’est pas effectif pour tous.
Les cadres et les professions intellectuelles supérieures partent trois fois plus que les ouvriers. Et six fois plus quand il s’agit de voyages à l’étranger. Les 40 % de non partants, c’est déjà une proportion énorme. En plus, se cachent de véritables inégalités entre les groupes sociaux. Très importantes. Et elles se creusent même, à la suite des crises successives du covid, de l’énergie et de l’inflation. Ce qu’il est très important d’avoir en tête, c’est qu’avec le développement de ce droit, partir en vacances est devenu une norme. Et cela renforce l’exclusion de ceux qui n’y ont pas accès. Cela tend le lien social. Et c’est passé sous silence dans le débat politique qui ne voit que le haut de l’iceberg : vacances et loisirs.
Peut-on dire que les inégalités sociales se traduisent aussi dans le temps libre ?

Bertrand Réau : Complètement. Cela va même plus loin. Les temps de vacances, et cela est démontré dans plusieurs travaux, reproduisent les inégalités sociales. Et participent à leur reproduction. Prenons l’exemple des enfants. Ils ont beaucoup de temps de vacances scolaires ; l’usage qui en est fait est très discriminant : pour certains cela renforce les savoir-faire, les savoir-être et les compétences utiles à l’école. Cela ne se traduit pas par des cahiers de vacances ou passer leur temps à faire des devoirs. Ils vont apprendre ce que Bourdieu appelait de la culture libre : aller voir des monuments à Rome avec visite guidée ; c’est différent de le voir sur Wikipedia. Ce savoir-là est inégalement réparti. Pour d’autres enfants, ce n’est pas ça pas du tout. Ce temps scolaire participe du creusement des écarts. Je le dis d’autant plus que je copréside l’observatoire des vacances et des loisirs des jeunes, l’Opej.
Aux USA, une autre approche le démontre. Des études ont été faites pour évaluer les écarts scolaires, été après été. Au bout de quelques années, pour des enfants issus de milieux sociaux différents, l’écart est conséquent à la fin des vacances estivales.
Il y a aussi une recomposition du tourisme, avec AirBnB, l’écotourisme… ?
Bertrand Réau : Si on part de la Seconde Guerre mondiale, le tourisme n’était pas très développé. Dès les années 1950-1960, avec un développement des offres qui émergent (le Club Med qui est né en 1950, par exemple) et le développement des transports dans les années 1960 ; de l’hôtellerie… Cela a alimenté les départs en vacances. Porté à la fois par un tourisme marchand et un tourisme social, alimenté par les politiques publiques de l’Etat qui participait ainsi à l’aménagement du territoire, notamment dans le Languedoc et qui soutenait les associations de tourisme social et associatif avec un projet d’éducation populaire. Cette période-là a fortement marqué.
On est encore un peu dans cette époque sur le fait que, petit à petit, s’installe l’idée que le départ en vacances est une norme. A partir des années 1980, ça change beaucoup avec l’individualisation des aides avec les chèques-vacances ; on soutient déjà moins le tourisme social qui concernait les classes populaires mais aussi les classes moyennes. Du coup, chacun va choisir ses vacances. Ce qui affecte le tourisme social puisque certains iront vers le tourisme marchand. Ce secteur doit se réinventer ; ce que les acteurs du tourisme social réalise avec l’avènement du tourisme durable, la préservation de l’environnement, etc.
Selon le DG de Cap France, “les congés payés sont un projet en train de péricliter” (ci-dessous). Vous partagez ?
Bertrand Réau : Là où il a raison, c’est que les syndicats d’entreprises – même si toutes n’en n’ont pas, ce qui est une grosse inégalité – cherchent à répondre à ce qu’ils perçoivent comme une demande et comme changement de goûts des salariés. La question qui interroge, c’est : comment rendre le projet d’éducation populaire aussi attractif que des offres marchandes ? Cette concurrence est assez difficile. On baigne dans un univers très marqué par le loisir et que les goûts sont aussi déterminés par l’offre. C’est un vrai enjeu.
Pourquoi personne ne parle des vacances et de ces inégalités ? Cela n’apparaît dans aucun projet politique alors que la loi de 1936 est politique. On préfère parler allongement de la retraite ; travailler davantage… ?
Bertrand Réau : C’est intéressant. Il y a des soubresauts ponctuels avec un ou deux députés qui se réveillent… Ils pourraient porter des choses. Il y a des pistes pourraient être travaillées. Pendant le covid, l’ouverture a permis de re-circuler, pas à l’étranger mais en France. A ce moment-là, il y a eu un retournement complet de la publicité nationale sur le tourisme et on a voulu absolument capter une clientèle française en France – ils n’avaient pas le choix. On a redécouvert un marché pour les Français en France. Qui peuvent être de très bons touristes en termes économiques. D’autres pays sont allés encore plus loin : le Japon a carrément donné des aides pour que les Japonais voyagent au Japon. Le Québec a aussi fait cela.
Quelles sont les pistes que vous évoquez ?
Bertrand Réau : Il faut prendre en compte ces 40 % de Français qui ne partent jamais en vacances. Dans quelle mesure, ne pourraient-ils pas venir alimenter ce secteur du tourisme ? On pourrait considérer que c’est aussi une clientèle à soutenir. Dans quelle mesure on considère que c’est un investissement que de faire partir des enfants en vacances et non pas un coût ? Et que toute la société va en bénéficier ? Parce qu’ils vont, notamment, être mieux socialisés. Ce sont des enjeux. Et c’est une vision du monde différente. Il peut y avoir des convergences. On l’a vu dans les années 1960-1980 avec une forte intervention de l’Etat et un développement économique en parallèle.
Plaidez-vous pour que cette question des vacances entre dans le champ de la réflexion politique ?
Bertrand Réau : Totalement. Il y a eu récemment la Convention de l’enfant où j’ai été auditionné. J’ai souligné le fait qu’il faut prendre le temps de l’enfance dans sa globalité. Et ce qui vaut pour les enfants, vaut pour les adultes. Il faut réfléchir à une politique globale du temps libre. Comment on articule les congés scolaires ; les congés des adultes ; comment on offre un temps de vacance de qualité ; comment on fait avec la fragmentation du temps et des revenus…
Y compris de réfléchir à la baisse du temps de travail ?
Bertrand Réau : Ce n’est pas tant la baisse que la qualité du temps de travail qui permet d’utiliser les vacances ou pas. La rupture qu’a introduite la loi de 1936, c’est la discontinuité entre le travail et les vacances. Et c’était nouveau. Avant, il n’y avait que le travail. Cette discontinuité est largement remise en cause des inégalités de revenus mais aussi les façons dont est structuré le travail avec des contrats courts, des charges administratives, domestiques exponentielles et qui sont des inégalités majeures du temps.
Propos recueillis par Olivier SCHLAMA
Damien Duval : “Les congés payés sont en train de péricliter”
Le DG de Cap France décrypte les nombreux freins à l’oeuvre dans le tourisme social : désengagement de l’Etat, organisations syndicales qui financent davantage d’activités de loisirs…
Le secteur du tourisme social en Occitanie représentait en 2024, selon les derniers chiffres de l’Unat (Union nationale des associations de tourisme), 1 700 équivalents temps plein et quelque 220 établissements ; 10 000 contrats ; plus de 700 000 vacanciers ; 3,2 millions de nuitées. Sans oublier plus de 300 M€ de retombées économiques sur le territoire dont 50 M€ de dépenses des vacanciers. Parmi les grands noms du tourisme social : VVF, Cap France, Mileade, Les villages Clubs du Soleil, l’UCPA, La Ligue de l’Enseignement.
“Les organisations syndicales préfèrent financer du Disney, du Center parcs en court séjours”

Marque commerciale créée en 1949, Cap France, c’est 110 M€ de chiffre d’affaires en 2024 (dont 70 % est généré par l’activité groupe hors saison d’été et d’hiver), plus de 500 000 clients et 2 200 salariés. “C’est un réseau volontaire qui comprend un réseau 80 établissements gérés par 50 indépendants”, explique Damien Duval, son directeur général.
Il dit : “Pour moi, les congés payés, c’est le développement des territoires. Notamment de lieux qui n‘ont pas de fortes valeurs touristiques et qui bénéficient d’un attrait. C’est aussi bien sûr un temps pour se reposer, reprendre du temps. Cela a été fait pour partir en vacances. C’est-à-dire au moins quatre jours en dehors de son environnement quotidien. La réalité, c’est que les gens ne partent plus cinq semaines ! Ils partent deux semaines. Il faut que l’on se ré-interroge 90 ans après la création des congés payés : où est la place des organisations syndicales qui ont porté ce projet de la vacance et aujourd’hui pour des questions électoralistes au sein des entreprises préfèrent financer du loisir, du Disney, du Center parcs en courts séjour… Les congés payés, c’est un projet qui est en train de péricliter.”
“Quand on part en vacances, la question centrale qui s’impose, c’est le prix”
Damien Duval va plus loin : “Les valeurs portées par ces syndicats ou même l’idée des congés payés dans notre contexte économique ne sont plus en phase avec la société. On parle beaucoup de RSE dont les syndicats ne se sont pas assez emparés dans les programmes de départs en vacances des salariés. Je préfère un CSE (comité social et économique) en phase avec le RSE (responsabilité sociale des entreprises) et choisit des compagnies défendant ces valeurs plutôt que de partir à des milliers de kilomètres pour faire plaisir aux salariés. Et ce n’est pas du tout partisan ! Ça explique aussi le second déclin du tourisme social, né des congés payés, à cause et en raison du manque d’application des CSE.”
Le DG de Cap France est aussi autocritique. “C’est aussi devenu un marché hyper-concurrentiel : nous sommes la seule industrie où l’on a dévalué la nature du produit au détriment du prix. Quand vous invitez quelqu’un au resto, il ne vous demande pas combien as-tu payé ? Mais si c’était bon ou pas. Quand on part en vacances, la question centrale qui s’impose, c’est le prix. Il faut reprendre en mains cette question. Qu’appelle-t-on congés payés, vacances ? Et en quoi cela peut aider un écosystème, associations, entreprises…”
L’Etat s’est peu à peu désengagé de la question sociale des vacances pour la faire porter par des associations qui sont des entreprises, qui doivent aussi porter un projet économique”
Damien Duval poursuit : “J’ai un vrai questionnement sur l’appellation tourisme social. On nous met dans un carcan qui ne nous permet pas de nous développer. Comme si on était à part de l’industrie touristique. Or, nous avons les mêmes contraintes que n’importe quel acteur du tourisme. Notre secteur porte des valeurs, un fonctionnement,

un projet extrêmement modernes et d’actualité. Quand mes concurrents nous parlent d’environnement, de marques employeur, de RSE, ce sont là des termes creux. Nous, acteurs du tourisme social, nous nous réjouissons de ne pas avoir ce monopole d’accompagner ceux qui ne peuvent pas partir en vacances. En revanche, nous sommes trop restés dans ce monde du social, confinés à un question de pouvoir d’achat. L’Etat s’est peu à peu désengagé de la question sociale des vacances pour la faire porter par des associations qui sont des entreprises, qui doivent aussi porter un projet économique. On ne peut pas faire du social si on n’a pas les reins solides économiquement.”
Le désengagement de l’Etat
Damien Duval décode ce désengagement de l’Etat. “L’Etat s’est par exemple désengagé d’un plan d’aide au patrimoine avec les CAF qui n’ont plus de patrimoine, vendu aux promoteurs. Or, cela permettait de faire partir des enfants et des familles en vacances. Il s’est désengagé des classes vertes et classes de neige alors que c’est le premier des jalons pour amorcer cette culture du départ en vacances. Et les acteurs du tourisme social porte tout, du départ du plus démuni. A Cap France, nous avons la chance d’avoir 80 établissements gérés par 50 associations propriétaires de leurs biens. Et nous avons une culture de l’autofinancement ou du moins, on a très vite compris qu’il ne fallait plus compter sur les subventions et on contracte des emprunts bancaires.”
“90 € une journée pour un adulte en pension complète, c’est déjà beaucoup trop cher pour nos familles”

“Tout ça pour offrir un bon rapport qualité-prix. On n’a jamais intégré dans nos tarifs le coût de l’immobilier, par exemple. A l’époque, c’est l’Etat qui subventionnait les rénovations et les acteurs de ce tourisme des pauvres n’intégraient pas ce coût et nos tarifs étaient plus bas que la concurrence. On proposait un déjeuner, diner, des emplois et de la cuisine locale en pension complètes pour 60 € la journée… Eh bien, on a dû, progressivement, augmenter nos tarifs pour les rénovations, les salaires de nos employés, intégrer les nouvelles réglementations environnementales et l’accessibilité. Nos prix restent toujours plus bas. Tout en montant en qualité. Mais on arrive à un plafond de verre. On considère que 90 € une journée pour un adulte en pension complète, c’est déjà beaucoup trop cher pour nos familles. Alors que chez un concurrent type Belambra, c’est 250 €-300 € la journée et ça ne pose pas de problème : ils s’adressent à autre cible.”
Olivier SCHLAMA