Exposition : La “Déconniatrie”, une affaire sérieuse pour Les Abattoirs

Romain Vigouroux, François Tosquelles dans un parc pour enfants, dans le jardin des Bonnafé à l'hôpital de Saint-Alban, non daté, photographie, 5,3 x 7,7 cm, collection Famille Ou-Rabah - Tosquelles ; Reproduction photographique : © Roberto Ruiz

“À travers cette exposition c’est la place de “l’autre” perçu comme indésirable, étranger, malade, impropre à la vie en société, qui est de nouveau au cœur des Abattoirs. Cette histoire et les pratiques expérimentales de François Tosquelles célèbrent ce “droit au vagabondage” du corps et de l’esprit…” C’est ainsi qu’Annabelle Ténèze (conservatrice en chef et directrice des Abattoirs) et les commisaires de l’exposition (*) présentent l’exposition “La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles” au musée toulousain Les Abattoirs

“Ce qui caractérise la psychanalyse, c’est qu’il faut l’inventer. L’individu ne se rappelle de rien. On l’autorise à déconner. On lui dit : ‘Déconne, déconne mon petit ! Ça s’appelle associer. Ici personne ne te juge, tu peux déconner à ton aise.’ Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. Mais, pendant que le patient déconne, qu’est-ce que je fais ? Dans le silence ou en intervenant – mais surtout dans le silence -, je déconne à mon tour…” expliquait François Tosquelles, né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et mort le 25 septembre 1994, à Granges-sur-Lot (Lot-et-Garonne).

La psychiatrie, de l’exil de Barcelone à Septfonds et jusqu’à Saint-Alban

Tosquelles a fui, comme 500 000 réfugiés espagnols, la victoire franquiste après trois années de guerre d’Espagne (1936-1939). Après plusieurs mois de rétention dans le camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne, où il crée un service de psychiatrie), le jeune praticien s’installe à Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère.

Auteur inconnu, François Tosquelles. Institut Pere Mata, Reus, non daté, photographie noir et blanc, 3,7 x 5,2 cm. Collection Famille Ou-Rabah – Tosquelles ; Reproduction photographique : © Roberto Ruiz

Là, il travaille avec l’idée de soigner les malades comme l’institution et fait alors émerger de nouvelles pratiques de soin basées sur l’humanisation, le collectif, le travail et l’activité artistique par les pensionnaires… À Saint-Alban, il contribue à faire de l’hôpital psychiatrique local le berceau d’un nouveau courant de la psychiatrie française, baptisée “psychothérapie institutionnelle”. Avant de soigner les internés, il faut soigner l’institution, malade car trop répressive,

Art et psychiatrie : le terreau fertile de la région occitane

Avec la mise en place d’ateliers d’ergothérapie et la responsabilisation des patients, c’est un asile nouveau qui voit le jour. Plusieurs des internés de Saint-Alban se mettent à créer ou sont encouragés à continuer, lorsqu’ils le faisaient déjà : parmi eux, Auguste Forestier, Benjamin Arneval, Aimable Jayet, Clément Fraisse ou
Marguerite Sirvins. Ils deviennent quelques-uns des grands noms de ce que Jean Dubuffet – de passage à Saint-Alban en 1945 – appelle “l’art brut”, c’est-à-dire l’“art des indemnes de culture” et qu’il se met à collectionner.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’hôpital que rejoint Tosquelles est aussi le refuge de nombreux Résistants et de réfugiés fuyant l’avancée de l’Occupant nazi, parmi lesquels quelques surréalistes.

Le docteur Lucien Bonnafé, qui avait introduit le surréalisme à Toulouse, arrive à Saint-Alban en 1942 et attire dans son sillage Nusch et Paul Éluard. Ce dernier y rédige Souvenirs de la maison des fous (1946) et Gérard Vulliamy l’illustre en croquant le portrait de plusieurs pensionnaires. Tristan Tzara y écrit Parler seul (illustré par Joan Miró et publié en 1948-50).

Romain Vigouroux, François Tosquelles brandissant un bateau d’Auguste Forestier, sur le toit du poulailler. Vue sur la plaine au-delà du mur de l’hôpital, été 1947, photographie, 16,9 x 12 cm, collection Famille Ou-Rabah – Tosquelles ; Reproduction photographique : © Roberto Ruiz

Dépathologiser la folie

L’exposition présentée par Les Abattoirs propose de suivre chronologiquement le formidable parcours de François Tosquelles, en commençant par ses premiers pas à l’Institut Pere Mata à Reus à son engagement au sein du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), et au service psychiatrique qu’il installe à Almodóvar del Campo pendant la guerre, jusqu’à sa fuite en France.

La salle suivante explore la rencontre de Tosquelles, exilé, avec le contexte de la psychiatrie en Occitanie. Saint-Alban a été le premier hôpital psychiatrique français dirigé par une femme, Agnès Masson et dans plusieurs asiles de la région, les créations des patients étaient déjà réunies par des médecins curieux : Le Dr. Benjamin Pailhas à Albi ou le Dr. Maxime Dubuisson à Toulouse, puis à Saint-Alban, depuis le début du siècle, ou le Dr. Gaston Ferdière à Rodez qui y soigne Antonin Artaud en 1943.

Le surréalisme a d’ailleurs un ancrage plus ancien à Toulouse, représenté par le Trapèze volantsection locale du mouvement, que co-fondent Lucien Bonnafé et Jacques Matarasso avant de se retrouver à Saint-Alban.

Tosquelles ne cessera jamais de poursuivre son but de “dépathologiser la folie…” Il fait aussi partie des médecins-psychiatres qui se servent du cinéma à la fois comme
d’un dispositif documentaire et comme d’une forme de production collective avec les malades. Et le cinéaste Mario Ruspoli réalise en Lozère trois films emblématiques du cinéma-vérité, avec l’aide de François Tosquelles : Les Inconnus de la terre (1961), Regard sur la folie (1962) et La Fête prisonnière (1962).

Comme le soulignent Julien Michel et Annabelle Ténèze : “Ce sont, paradoxalement, les contraintes de l’Histoire qui provoquent la rencontre entre des récits psychiatriques écrits des deux côtés des Pyrénées dans des contextes culturels et géographiques différents, ou qui font se croiser des parcours mus par l’asile (…) Ainsi peuvent émerger des aventures hors normes, où convergent psychiatrie et création artistique, favorisées aussi par quelques médecins d’exception, dans un paysage certes isolé, mais pourtant étonnamment propice, selon l’expression de Tosquelles, au “réveil de Saint-Alban.”

Tosquelles (devenu français en 1948) restera à Saint-Alban jusqu’en 1962, avant de rejoindre (1967) l’Institut Pere Mata, emportant avec lui cette formidable aventure que l’on redécouvre aujourd’hui aux Abattoirs avec La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles… Jusqu’au 6 mars.

Philippe MOURET

(*) Commissariat : Carles Guerra, Professeur à l’Université Pompeu Fabra et commissaire indépendant, Joana Masó, Professeure de littérature française à l’Université de Barcelone et chercheuse à la Chaire UNESCO Femmes, Développement et Cultures, Julien Michel, Chargé de recherche aux Abattoirs, et Annabelle Ténèze, Conservatrice en chef et directrice des Abattoirs.
Exposition La Déconniatrie. Art, exil et psychiatrie autour de François Tosquelles, Les Abattoirs-Musée Frac Ocitanie-Toulouse, 76 allées Charles de Fitte – 31300 Toulouse www.lesabattoirs.org Ouvert du mercredi au dimanche de 12h00 à 18h00. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h00 (hors vacances scolaires). Plein tarif : 8,00 € Tarif réduit : 5,00 €

Quelques images :

Les Abattoirs, à Toulouse… Un lieu à déouvrir…
Saint-Alban… Expo Les Abattoirs – Musée, à Toulouse
Henri Michaux, Sans titre, 1954-1955, encre, lavis d’encre et aquarelle sur papier, 62,5 × 47 cm, AM 1976-1159, dépôt du
Centre Pompidou – Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle en 2006, les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse © Henri Michaux, VEGAP, 2021 Reproduc-tion photographique : © les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse
Jean Dubuffet, Pisseur en face I, 1961, encre de Chine sur papier, 43 × 33,5 cm, AM 1989-307, dépôt du Centre
Pompidou – Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle en 1999, les Abattoirs, Musée – Frac
Occitanie Toulouse © Jean Dubuffet, VEGAP, 2021 Reproduction photographique : © les Abattoirs, Musée – Frac
Occitanie Toulouse
Tristan Tzara, Joan Miró, Parler seul, Paris, Maeght, 1948-1950, Fundació Joan Miró, Barcelone © Tristan Tzara, VEGAP, 2021 / © Joan Miró, Successió Miró, 2021 ; Reproduction photographique : © Foto Gasull, Fundació
Joan Miró
Antonin Artaud, La Révolte des anges sortis des limbes, janvier-février 1946, fusain et crayon de couleur sur papier,
65 × 50 cm, C.92.4, Musée Cantini, Marseille © Antonin Artaud, VEGAP, Barcelona, 2021 Reproduction photogra-
phique : © Ville de Marseille, Dist. RMN-Grand Palais / Claude Almodovar / Michael Vialle

Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État. Ce projet est coproduit par quatre institutions à partir d’une recherche initiée par la Fondation MIR-PUIG avec la collaboration de l’Université de Barcelone et la Fundació Antoni Tàpies. Après Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse, il sera en itinérance 2022 au Centre de Cultura Contemporània de Barcelone (du 7 avril 2022 au 28 août 2022) et au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid (du 27 septembre 2022 au 27 mars 2023) et en 2023 à l’American Folk Art Museum à New York du 12 juin 2023 au 23 octobre 2023.