Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Ronald Curchod, Adrien Poissier et Jean-Louis Tripp.
Éveiller l’imagination
Si vous ne voulez pas que le cerveau de vos petits-enfants s’atrophie sous l’impact lobotomisant de ces robots qu’on appelle, à tort, intelligences artificielles, faites-leur lire, dès que possible, les choses les plus déconcertantes, afin que, à l’âge adulte, leurs méninges ne restent jamais coincées dans les cases formatées de la pensée mécanique.
Rien de mieux qu’un conte à rêver debout, par exemple, pour accoutumer l’esprit à la pensée buissonnière. Les albums du graphiste Ronald Curchod illustrent, en la matière, ce qui se fait de mieux, de nos jours, dans l’art de fabriquer des histoires et des images qui stimulent l’imagination de l’enfant, donc sa puissance créatrice, en confrontant son cerveau à des situations si improbables, à des atmosphères si mystérieuses et à des personnages si baroques qu’ils imprègnent d’autant plus la mémoire que la juxtaposition de toutes ces étrangetés laisse toujours à chaque lecteur le choix d’une interprétation personnelle.
La puissance créatrice des histoires sans fin tient au fait qu’elles propulsent l’imagination aux confins d’univers infinis…”
Le dernier en date de ces albums, Le Talisman, publié par les Editions Rouergue, offre ainsi un récit hors du temps, mêlant rêve et poésie, dans lequel on chemine – quel que soit, d’ailleurs, son âge… – en étant porté par de magnifiques illustrations réalisées à la tempera, cette technique de peinture à l’eau très ancienne qui permet d’obtenir des couleurs d’une subtilité très appropriée à l’illustration des textes poétiques.
L’histoire racontée, au départ, n’apparaît pourtant que très banale. Nous sommes au cœur d’une forêt. Un garçon somnole près d’un arbre. Il aperçoit un lièvre, suit sa trace, arrive sur les berges d’un lac où une jeune inconnue l’invite à monter dans sa barque, à traverser le lac, pour atteindre une île sur laquelle il découvrira une maison – peut-être un temple… – remplie d’étranges sculptures animistes. A son retour, la gardienne de la barque lui offre un petit pendentif, un lièvre d’argent… Est-ce une marque de reconnaissance ? La reconnaissance d’un clan ? La marque d’une appartenance familiale ? Allez savoir… La puissance créatrice des histoires sans fin tient au fait qu’elles propulsent l’imagination aux confins d’univers infinis…
Ronald Curchod est un graphiste économe de ses mots mais il choisit chacun de ses mots avec minutie et il met en page chacune de ses phrases comme un dramaturge met en scène ses œuvres. L’élégance de son style et la richesse de sa palette chromatique font le reste. Le reste, en l’occurrence, c’est l’essentiel : c’est le beau ! Ce beau qui stimule l’émotion, l’humeur, la capacité de concentration, la mémoire, et qui fera pétiller le cerveau de vos petits-enfants en illuminant leur regard.
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Le Talisman, Ronald Curchod, Editions Rouergue, 56 pages, 17 €
Stimuler la réflexion
L’alliance des mots et des dessins permet aussi de traiter des sujets les plus lourds avec une apparence de légèreté très utile lorsqu’il s’agit d’ouvrir les jeunes esprits à l’apprentissage de la réflexion critique. C’est ce que fait Adrien Poissier dans son premier album graphique, intitulé Betty et Polo, la Grande évasion, paru en août chez Charivari/Dargaud. Betty est une oie ; Polo est un coquelet.
Le scénario est enfantin. Un soir de décembre, Polo annonce à Betty une terrible nouvelle : ils sont tous deux destinés à finir dans une assiette le soir de Noël… Une seule issue, fuir la ferme. Un seul espoir, changer de statut social. Comment changer de statut social ? En trouvant une école où ils puissent apprendre à devenir des animaux de compagnie… Un rat les aidera dans leur quête. Les deux bestioles sont sympathiques, bien croquées, le scénario bien ficelé ; c’est drôle, amusant, attachant, réussi. Les enfants vont adorer.
J’ai toujours aimé dessiner (…) j’ai posé ma démission et je me suis mis à dessiner et à écrire tous les jours dans l’idée de raconter des histoires”
Si cette histoire ressemble à une comptine enfantine son auteur n’est pourtant pas du genre à se complaire dans les enfantillages. Titulaire d’un doctorat de physique quantique au terme de ses études universitaires à Toulouse, à Lyon et aux Etats-Unis, puis embauché par Airbus, à Toulouse, à un poste de physicien en calcul numérique, Adrien Poissier était promis à une carrière aussi brillante que rémunératrice dans le cercle envié des sciences appliquées.
Mais Adrien Poissier, à côté de sa bosse des sciences, avait aussi la passion du dessin. Et, un jour, chez lui, la passion du dessin l’a emporté sur celle du calcul numérique. Il a eu le courage – la témérité ? – de sauter le pas. Installé au sein de l’atelier Le Canapé de Toulouse, il partage aujourd’hui son temps entre l’écriture, l’illustration et l’enseignement du dessin et de la peinture.
“J’ai toujours aimé dessiner, explique-t-il. Ma mère dessinait aussi et, quand j’étais enfant, j’ai pris des cours ; des cours que j’ai même repris à la fin de mes études universitaires avec l’immense regret d’avoir choisi un parcours différent. J’avais le sentiment de m’être trompé de voie et j’étais très malheureux. Jusqu’au moment où, avec le soutien de ma compagne et sans réel calcul j’ai posé ma démission et je me suis mis à dessiner et à écrire tous les jours dans l’idée de raconter des histoires. A côté, je travaillais à mi-temps comme professeur de mathématiques et de physique à domicile… C’était très dur mais au bout de trois ans j’ai eu la chance d’illustrer un premier livre pour enfants, puis un deuxième, et ma première histoire en tant qu’auteur complet a été éditée par l’Ecole des loisirs. Là, ça a vraiment commencé…” (extraits d’un entretien accordé à La Mouette Hurlante).
Premier album : un bel outil à vocation pédagogique
La Grande évasion de Betty et Polo, illustré par de très belles aquarelles, est le premier album d’Adrien Poissier. Il est le résultat de plusieurs années de travail et le fait qu’il soit édité par Dargaud, l’éditeur des Lucky Luke, Blake et Mortimer, etc., suffit à situer son niveau sur l’échelle de l’excellence. C’est mérité parce que, au-delà du plaisir de sa lecture cette fable moderne, dont les héros sont deux animaux de fond de basse-cour voués à finir en “fonds de bouillon”, traite avec finesse de thèmes aussi sérieux que ceux qui nourrissent aujourd’hui les débats sociétaux à propos de la diversité de nos origines, des inégalités, des injustices, du rôle de l’école… Autant de thèmes qu’Adrien Poissier aborde avec élégance en pratiquant en finesse l’art de l’écriture au second degré et du double niveau de lecture.
Cela fait de ce premier album un bel outil à vocation pédagogique dont le contenu ludique est conçu à la fois pour distraire et pour stimuler la réflexion critique. Les enfants en sortiront amusés mais pensifs, l’esprit plus ouvert aux autres car sa lecture stimule la prise de conscience de ces aléas de la naissance qui conditionnent souvent le destin. C’est un apport de matière grise beaucoup plus formateur que la moindre quantité d’intelligence artificielle.
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Betty et Polo : La Grande évasion Adrien Poissier, éditions Dargaud, 160 pages, 19,50 €
Explorer le subconscient
Dans les ateliers des meilleurs alchimistes de l’art graphique il arrive même que le mélange des mots et des dessins parvienne à projeter de la lumière jusque dans les tréfonds les plus inaccessibles de la subconscience humaine. Au premier rang des œuvres qui font référence en la matière figurent notamment les albums autobiographiques du Montalbanais Jean-Louis Tripp qui vit dans les Corbières.
En 2017, la parution du premier tome d’Extases, dans lequel il osait mettre à nu sa propre vie sexuelle, avait estomaqué l’univers des bédéphiles. Son culot avait suscité des dithyrambes parmi les critiques les plus avertis : “Gourmand et passionnant” ; “Un témoignage aussi audacieux que précieux” ; “Une défense initiatique du droit au plaisir” ; “Un éblouissement à découvrir sans aucune retenue”… Cet amusant “hommage à la galipette”, d’une franchise désarmante, avait séduit par sa sincérité.
Prix Coup de Cœur des Vendanges littéraires
Cinq ans plus tard, en 2022, Jean-Louis Tripp avait enchaîné avec un émouvant Petit frère qui racontait le dramatique accident dans lequel il avait perdu son frère de onze ans, fauché par une voiture, et qui parvenait à “restituer, par la seule force de son dessin, le poids de la culpabilité et la difficulté du deuil”.
Cette année, avec Un Père – un pavé de 350 pages qui lui a valu de recevoir, le mois dernier, à Rivesaltes, le prix Coup de Cœur des Vendanges littéraires – il poursuit sa quête intimiste en passant en revue les relations compliquées et ambivalentes qu’il eut avec son géniteur au cours de son existence, un père dont le caractère était aussi entier que le sien.
Dans le microcosme de la bande dessinée, la somme de ces trois ouvrages autobiographiques classe désormais Jean-Louis Tripp parmi les artistes les plus inspirés de son temps. Si leur lecture est plus destinée aux adultes qu’aux enfants, les thèmes que Jean-Louis Tripp développe sont si universels que tout le monde s’y reconnaît et que tous les transmetteurs de savoirs peuvent tirer de ses albums de précieux profits pédagogiques. On n’est d’ailleurs pas surpris d’apprendre que le père et la mère de l’auteur étaient tous deux instituteurs.
Si j’étais professeur de philosophie, je recommanderais à mes élèves de terminale de s’imprégner des introspections illustrées de Tripp pour préparer leur cerveau à la compréhension des œuvres de Bergson, Freud, Husserl, Leibniz, Merleau-Ponty, etc. qui renvoient, elles aussi – de façon moins ludique, hélas ! – aux mystères de la conscience et de l’inconscient.
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Un Père, Jean-Louis Tripp, Casterman, 350 pages, 28 €
Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr