Booking, AiBnB… : L’inquiétant phénomène des logements détournés par la prostitution

(1/2) De nombreux propriétaires de bonne foi se retrouvent piégés pouvant même être accusés de proxénétisme. Un hôte raconte sa malheureuse expérience ; un enquêteur décrypte cette tendance. Pour Thibault Félix, directeur de cabinet du préfet de l’Hérault, “la prostitution est un sujet de préoccupation”. A lire, demain, l’interview exclusive de la responsable de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Octreh).

David Vincent (nom d’emprunt), 59 ans, partage sa vie entre la Seine-Maritime et l’Hérault. Une semaine à Rouen ; une semaine dans une commune bordant la Méditerranée. Dans ce mouvement de balancier, il met régulièrement son appartement à louer, dans la préfecture normande, depuis trois ans. Pour cela, il passe par une plateforme de location de courte durée. Lui, c’est Booking. Entre David Vincent  et les locataires qui se succèdent, il y a une conciergerie, une entreprise qui s’occupe de tout, ménage compris. Un jour, il reçoit un coup de fil du commissariat qui l’estomaque : la police suspecte que son logement est détourné à des fins de prostitution. Et, en tant que propriétaire, il risque d’être accusé de proxénétisme !

“Depuis environ un an, des jeunes femmes s’inscrivent au dernier moment pour une nuit, un week-end, à deux. Roumaines, Colombiennes, souvent”

L’appartement de David Vincent se situe non loin de la gare de Rouen. Ph. DR

Son appartement, à Rouen, a des qualités recherchées par les réseaux de prostitution : facile d’accès, deux chambres, proche de la gare SNCF, accueil sécurisé avec interphone et visio. “Depuis environ un an, des jeunes femmes s’inscrivent au dernier moment pour une nuit, un week-end, à deux. Roumaines, Colombiennes, souvent”, a-t-il appris a posteriori. Comment le sait-il ? “La personne de la conciergerie a observé des mouvements suspects, d’hommes et de femmes auxquels il a même demandé de s’habiller correctement. » Et, un mardi, une bagarre devant son immeuble parachève les soupçons. Selon leur version à la police, les prostituées se seraient fait agresser par leur livreur de pizzas… Plainte. Sur place, les flics flairent une situation bizarre. L’enquête débute, notamment auprès de la brigade de la répression de la prostitution de Rouen.

“On pourrait vous accuser de cautionner la prostitution..

David Vincent reprend : “Une enquêtrice m’appelle en me disant : “Attention, monsieur, selon la loi en vigueur en France, on pourrait vous accuser de cautionner la prostitution ; mais je lui réponds que je n’ai rien à me reprocher ; que j’ai une conciergerie professionnelle ; et, bien sûr, que je ne cautionne pas ces activités chez moi !” David Vincent demande conseil aux policiers : “Que puis-je faire face à cette situation ?, a-t-il demandé aux enquêteurs. “Ils m’ont demandé en retour les noms des différents locataires qui se sont succédé dans cet appartement de Rouen.”

Je ne comprends pas que Booking accepte des gens sans contrôle alors que la police nous le demande ensuite. Sans en avoir les moyens”

Confirmation le lendemain : “L’enquêtrice m’a parlé d’escorts, en effet, qui apparaissent sur des sites spécialisés. Vous leur demandez de partir, m’a-t-elle conseillé… Mais comment faire : je suis lié par un contrat…” David Vincent coupe alors le chauffage de l’appartement. Les prostituées réagissent. Elles consentiront à partir au bout de trois nuits, après avoir compris qu’elles avaient été mises à nu. “Elles me demandent alors l’annulation de la location ; j’accepte. Ce qui m’a fait perdre l’argent des trois nuits ! Et j’ai aussi perdu les nuits suivantes qu’elles avaient réservées. Je ne comprends pas que Booking accepte des gens sans contrôle alors que la police nous le demande ensuite. Sans en avoir les moyens.”

“Quand je leur ai alors répondu que la police viendra vérifier sur place, elles ont renoncé à la location”

L’appartement de David Vincent a tout pour plaire : visio ; digicode ; non loin de la gare de Rouen… Ph. DR

Aujourd’hui, “la brigade spécialisée dans ce genre d’affaires a recontacté ma conciergerie pour qu’elle lui donne les noms des personnes suspectes qui ont déjà réservé mon appartement à la location. Mais les va-et-vient continuent : il y a une semaine, deux Roumaines, avec un numéro de téléphone d’un opérateur basé aux USA, ont voulu réserver pour six nuits.” David Vincent ne se démonte pas, il leur écrit : “Je vous remercie pour votre réservation via notre conciergerie, Cosy Apart. Pouvez-vous me dire combien vous serez ? Et quelle sera votre activité ? Ce sont des questions qui me sont imposées par la police.” Réponse des prostituées : “Visite de courtoisie avec mon boy friend. Je leur ai alors répondu que la police viendra vérifier sur place. Et là, elles ont renoncé à la location.”

“N’importe qui peut présenter une fausse carte d’identité”

Délégué Unité Police, à Marseille, Franck Palaci est enquêteur. Il dit à propos de cette prostitution qui a remplacé peu à peu celle de rue en voie de disparition : “Oui, c’est ça. Dans la rue, ça n’existe pratiquement plus. La prostitution en appartement, c’est plus facile. On s’inscrit. La moitié des affaires de prostitution sur Marseille sont faites en location via les plateformes ; il reste quelques hôtels de passe mais c’est de plus en plus rare : ils sont obligés de prendre l’identité des gens qui louent la chambre. Sur les plateformes, c’est facile ; c’est sur le net et n’importe qui peut présenter une fausse carte d’identité. Et la plupart du temps, les propriétaires ne sont pas là. Dans 99 % des cas, les propriétaires d’appartements n’y sont pour rien et sont de bonne foi.”

“La police essaie de saisir les appartements des propriétaires complices, mais la justice ne suit pas”

Les enquêtes, quand il y en a, ne débouchent pas forcément sur la mise au jour de réseaux. “Les réseaux internationaux, notamment Sud-Américains, on les fait les uns après les autres, précise Franck Palaci. Souvent, les prostituées commencent par louer un appartement via une plateforme et, si possible, “s’arrangent” avec le propriétaire ensuite pour y rester. La police fait tout ce qu’elle peut pour saisir les appartements quand les propriétaires sont complices ; il y a d’ailleurs eu une affaire récente à Aix-en-Provence. Mais la justice n’a pas suivi ; c’est dommage, cela mettrait un coup de frein aux propriétaires malintentionnés s’ils étaient sous cette menace.”

“Quand le proprio n’est pas regardant, elles passent le mot aux copines…”

Franck Palaci confie encore : “Ces prostituées, ce sont pas mal de Sud-Américaines. Auparavant, il y avait beaucoup de Nigérianes. Le mode opératoire est enfantin : elles entrent dans l’appartement ; commencent à faire le tapin et quand elles voient que le proprio n’est pas regardant, que ça ne gêne personne, elles passent le mot aux copines. Elles n’ont pas forcément un proxénète. Parfois, elles prennent un mec pour la sécurité qui est souvent aussi leur petit ami. Ces Sud-Américaines restent trois mois maxi et repartent. Il y a aussi de la prostitution de jeunes filles mineures françaises qui sont mises au tapin par leur mec.”

“Augmenter les prix de la location de leur apart’ !”

Comment peuvent faire les propriétaires pour s’en prémunir ? Franck Palaci propose : “Il leur faut augmenter les prix de la location de leur apart’ !” Il ajoute que, “souvent les appartements sont dégradés. Le proxénétisme dans ces conditions c’est simple et les filles sont des proies faciles. J’ai le souvenir d’une affaire où les filles avaient fini par refuser de tapiner : leur proxénète leur brulait alors les cuisses avec des cigarettes et leur donnait des coups de cutter… C’est des crapules et les filles sont des désoeuvrées…”

Les proprios qui louent leur appartement en connaissance de cause pour maximiser leurs gains tombent “sous le coup du proxénétisme”, qui se définit par le fait d’aider la prostitution d’autrui et d’en tirer profit. Le Code pénal prévoit pour ce délit une peine pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende. Dans les faits, il est souvent difficile d’établir la complicité du bailleur.

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Selon la Stratégie nationale de lutte contre la prostitution, il y aurait 40 000 personnes en situation de prostitution en France, des femmes à 85 %, selon le Haut conseil à l’égalité. Le Mouvement associatif du Nid estime entre 30 000 et 44 000 prostituées dans l’Hexagone. Enfin, la Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, environ 93 % des prostituées sont étrangères. Il n’y a en revanche aucun chiffre sur la prostitution dans les appartements loués de courte durée : ils sont peu traçables et rend les réseaux très “agiles”.

La prostitution est un sujet de préoccupation pour nous sur lequel les services de police et de gendarmerie sont engagés et mobilisés”

Thibault Félix, directeur de cabinet du préfet de l’Hérault

Directeur de cabinet du préfet de l’Hérault, Thibault Félix n’a “pas de chiffres précis dans ce département sur cette prostitution dans des appartements détournés de plateformes de location. Oui, la prostitution est un sujet de délinquance dans l’Hérault. La prostitution de rue existe encore mais c’est en diminution et on sait et on voit que la prostitution passe par des réseaux et les appartements ainsi loués. Il est arrivé des affaires de ce type. C’est un sujet de préoccupation pour nous sur lequel les services de police et de gendarmerie sont engagés et mobilisés.”

Thibault Félix ajoute : “Nous avons tout un dispositif social d’accompagnement à la sortie de la prostitution. Nous avons un partenaire associatif, l’association le Nid. Ce dispositif repose sur deux jambes : une très grande fermeté vis-à-vis des proxénètes et des clients – c’est un délit – et la seconde jambe est sociale : nous prenons en charge les victimes de cette traite pour organiser une sortie de la prostitution avec une commission qui met en place un parcours avec un certain nombre d’aides sociales et un accompagnement associatif. Beaucoup de prostituées viennent de l’étranger via de véritables filières, notamment Sud-Américaines et Africaines.”

La préfecture du Gard ou les procureurs de la République de l’Hérault et du Gard nous a gratifiés d’une fin de non recevoir sur ce sujet. Sollicité, commissaire de police et responsable de l’Octreh, l’Office central de la traite des êtres humains au ministère de l’Intérieur, Lenaïg Le Bail, nous promet, elle, une interview exclusive à retrouver cette semaine sur Dis-Leur !

Olivier SCHLAMA

Prostitution : Airbnb donne des clefs

La plateforme de réservation a bien pris en compte le risque et avertit ses clients qui n’ont cependant pas beaucoup de moyens à leur disposition si ce n’est de faire de l’espionnage…

En tant qu’hôte sur Airbnb, le logement que vous mettez à disposition peut être utilisé, sans que vous ne le sachiez, par des réseaux de trafic d’êtres humains et héberger des activités de proxénétisme réprimées par la loi. Cela peut vous rendre complice de ces agissements à moins que vous n’ayez informé les autorités de votre suspicion. Afin de vous protéger et de protéger les travailleurs du sexe victimes de ces réseaux, de soutenir les forces de l’ordre dans leurs enquêtes et de renforcer la sécurité de la communauté sur la plateforme, l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh) vous informent.

Réservation en liquide ou par carte Nickel/PCS ; des questions relatives à l’isolation phonique ; sur la sécurité du logement (code, concierge, interphone)

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Si vous suspectez un cas de prostitution avant ou après le séjour, contactez l’Ocrteh sans en avertir  votre voyageur.  Quels sont les éléments auxquels prêter attention ? Avant le séjour et au moment de l’entrée dans les lieux. Le voyageur vous propose de réserver hors de la plateforme, en liquide ou par carte Nickel/PCS ; le voyageur pose plusieurs questions relatives à l’isolation phonique ; sur la sécurité du logement (code, concierge, interphone) ; sur la vue et l’installation du logement (rideaux, volets). Si le check-in se fait en personne, vérifiez que l’identité du voyageur ayant réservé est bien celle du voyageur logé. En cas de doute, n’hésitez pas à demander un justificatif d’identité (vérifier la photo, la majorité la nationalité…) et prenez éventuellement une photo de celui-ci. Si le voyageur est venu en voiture, pensez également à relever les plaques d’immatriculation.

Et pendant le séjour : sachez si le voyageur est présent dans le logement de manière permanente et/ou très peu. Etre à l’écoute de voisins vous informent de nuisances sonores ou de violences, d’aller-retour aux abords de l’appartement, ou de la présence d’individus tiers dans le hall ou le parking.

Après le séjour : vous notez la présence de préservatifs dans les poubelles ; vous remarquez que le logement est dégradé, laissé en désordre et/ou sale. Le voyageur ne laisse pas de commentaire.

Booking : “Enquête systématique”

La plateforme renvoie la totale responsabilité aux propriétaires…

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“En acceptant nos conditions générales d’utilisation, les partenaires d’hébergement et les clients acceptent de s’assurer qu’ils agissent conformément aux lois des pays dans lesquels ils opèrent”, objecte par un communiqué creux la plateforme Booking, contactée pour évoquer l’importance de cette prostitution. Elle a aussi refusé d’évoquer le cas de Didier Vincent.

“Si nous prenons connaissance d’un problème, poursuit-elle, qu’il provienne d’un fournisseur d’hébergement ou d’un client, nous menons systématiquement une enquête immédiate et prenons les mesures appropriées, y compris en coopérant pleinement avec les autorités locales et en bloquant les clients ou les partenaires s’il s’avère qu’ils ont participé à une activité illégale.”

“En cas de comportement inapproprié signalé par des clients ou des partenaires d’hébergement, nous avons mis en place une équipe dédiée pour ces derniers. Afin d’identifier les cas d’activités illicites, nous encourageons nos partenaires à se référer à une page dédiée. S’ils ont connaissance d’un acte illicite, nous les encourageons à le signaler aux autorités locales et à nous contacter directement.”