Grand entretien : “Les femmes ont toujours parlé, mais on ne les a pas écoutées”

Lorraine de Foucher lors de la remise du Prix Albert Londres 2024. Photo : Laurent Villeret

Journaliste au Monde, Lorraine de Foucher a reçu, en décembre dernier, le 86e Prix Albert-Londres. La plus prestigieuse récompense du journalisme francophone était ainsi décernée à celle qui place le sujet des violences sexistes et sexuelles au cœur du débat public. Le jury a salué un cycle d’écriture qui “s’attaque à des sujets trop longtemps tus dans le débat public.” La lauréate met en lumière des systèmes de prédation des femmes, à travers les viols perpétrés par Dominique Pelicot, l’industrie du porno ou encore l’expérience migratoire. Lorraine de Foucher revient ici sur l’origine de son engagement contre les violences faites aux femmes, les difficultés rencontrées, ainsi que les perspectives pour un monde où les imaginaires et les actes de violence construits et imposés aux femmes seraient remis en question et diminueraient en puissance.

Votre investissement journalistique se concentre sur des milieux qui exposent particulièrement des femmes, notamment au harcèlement et aux violences sexuelles. Pourquoi et comment en êtes-vous venue cet engagement ?

Lorsque j’ai commencé ma carrière, les attentats terroristes de 2015 à Paris venaient d’avoir lieu. On travaillait alors beaucoup sur les signaux faibles du passage à l’acte, une approche que j’ai trouvée très intéressante. Puis en 2016, il y a eu les premiers décomptes de ce qu’à l’époque on appelait les homicides conjugaux. Face à cette violence inouïe et injuste que les féministes mettaient à jour, j’ai voulu transposer les travaux sur les signaux faibles dans le champ des violences faites aux femmes pour identifier les éléments déclencheurs d’un féminicide. Je cherchais à comprendre le fonctionnement de l’engrenage qui aboutit à une telle violence. Et je comprends mieux maintenant qu’on a décortiqué le système criminel du féminicide. Cela m’a aussi permis de sortir de la sidération dans laquelle de tels crimes atroces me saisissait.

De quels types sont ces signaux ? psychologiques, sociaux …?

Il y a toute une recherche scientifique, criminologique, psychologique ou encore sociologique qui permet de voir ce qu’on appelle les facteurs de risque de passage à l’acte homicidaire. Cette expression scientifique un peu jargonnante inclue par exemple le contrôle coercitif qu’un homme applique à sa femme. Des chercheurs ont montré que plus celui-ci est fort, plus la tentative d’en sortir entraîne un risque de meurtre. Cela explique pourquoi le passage à l’acte criminel du féminicide est dans un tiers des cas la première violence physique commise par le meurtrier sur la victime.

Aujourd’hui le champ artistique s’empare de cette question du contrôle. Vous qui utilisez la plume pour mener votre combat, comment percevez-vous le rôle de la culture pour alerter, et comme vous le disiez, mieux connaître et avoir moins peur ?

Je pense que la question des représentations est primordiale. Hélène Cixous, une auteur de théâtre disait : “Il faut toujours qu’une femme soit morte pour que la pièce commence.” Et il en va de même pour les thrillers. Les trois quarts des films policiers commencent par un cadavre de femme, en général éventrée, violée, et deux hommes qui vont se demander durant toute la série qui a bien pu faire ça. À l’inverse, on voit rarement deux femmes se poser cette question face à un cadavre d’homme nu. Nous vivons ainsi dans une société où les représentations sont toujours très violentes à l’endroit des femmes et il faut interroger les significations que cela produit. Les mystères de ces polars par exemple, induisent des meurtres de femmes. Je pense que c’est à nous aussi d’inverser les narratifs. C’est d’ailleurs ce qui permet d’évaluer si une situation est inégalitaire. Or parfois, nous sommes incapables de simplement la penser. Et si une inversion n’est pas praticable psychiquement, cela révèle un endroit de sexisme absolu.

Comment recueillir les témoignages dans le monde du cinéma où règne le culte de l’apparence ? Plus généralement, comment accompagner la libération de la parole sans honte ni peur des représailles ?

Je dis souvent que la parole est indexée sur le sentiment de sécurité. Si l’on ne parle pas, c’est qu’on a l’impression que c’est trop dangereux. L’enjeu de l’émergence de la parole c’est donc ce qui en est fait, et c’est pour cela que les féministes sont très énervées par l’expression “libération de la parole”. Elles disent que les femmes ont toujours parlé, c’est juste que l’on ne les a pas écoutées. On en revient ici à la question précédente sur les narratifs, et ce que je trouve important, c’est qu’une parole est quelque chose de co-construit. Il s’agit à la fois de la capacité de l’émetteur à parler, mais aussi de l’aptitude du récepteur à mettre en place des conditions d’écoute. Et justement dans l’émergence de la documentation des violences commises sur les plus vulnérables, il faut réussir à faire émerger des écoutes actives afin que toutes ces paroles-là existent.

Quels sont les exemples de dispositifs qui se mettent en place pour que les femmes se sentent plus en sécurité pour parler ?

Il suffit déjà d’aller à une soirée avec ses copines, et de voir tout ce qu’il s’y produit. Je suis fascinée par l’étendue de ce que les femmes peuvent se dire entre elles. Je trouve cela assez beau d’ailleurs. Mais je pense aussi qu’il y a un grand travail de verbalisation que les hommes doivent faire entre eux autour de leur domination. Et ça, on n’y est pas encore.

En septembre 2023 vous relayiez dans Le Monde l’histoire de 8 femmes qui faisaient partie de l’enquête de santé publique publiée par The Lancet au sujet de 273 demandeuses d’asile à Marseille. Comment votre démarche d’entretien a-t-elle été perçue ? Avez-vous eu des difficultés ?

Ces femmes étaient toutes des patientes du docteur Jérémy Khouani, le généraliste marseillais qui a initié et mené cette étude. Au début, il ne voulait produire que des données chiffrées, puis il a réalisé l’importance d’incarner sa recherche par des récits qui donneraient plus d’ampleur aux faits scientifiques durs, et aux statistiques qu’il produit. Puis il y a eu un transfert de confiance de ce médecin aux femmes, qui ont eu aussi envie de raconter ce qu’elles vivaient. D’avoir un espace pour verbaliser les liens entre la migration des femmes et la violence sexuelle qu’elles subissaient. Leurs trajectoires étaient très difficiles à entendre, et je n’oublierai jamais les trois jours passés dans le cabinet de ce médecin, à écouter toutes ces femmes. Il fallait aussi que je sois à la hauteur des récits que je recueillais, et de la confiance que l’on m’avait accordée. C’est quelque chose que je ressens à chaque fois : l’importance de mon rôle de passeur.

Une psychologue que vous avez interrogée en 2023 parle de “traumatisme vicariant” pour désigner le traumatisme indirect qu’engendre l’empathie envers des personnes directement confrontées aux faits. Vous sentez-vous concernée par ce phénomène ?

Le traumatisme est quelque chose de radioactif, donc travailler dessus implique d’être irradié par toute cette violence commise. Étant ainsi exposée, je suis traversée par tout un tas d’émotions. Je pense que ce qui aide à tenir et à ne pas se laisser avaler, ce sont les limites. On ne va pas bien lorsqu’on ne s’écoute pas. C’est pour ça qu’il est important de reconnaître ses émotions, d’accepter le bouleversement et de se dire “là je suis vraiment trop triste, il faut peut-être que je recule”. On ne peut pas sans arrêt descendre dans la cuve du réacteur nucléaire, car après l’on est trop irradié et l’on fait n’importe quoi. Il faut donc parfois admettre que l’on n’y arrive pas. J’aime vraiment cette phrase : “On est puissant que lorsqu’on a touché les limites de sa puissance”. Pour moi, l’on est bon journaliste lorsque l’on a touché les limites de sa place de journaliste. Ou lorsque l’on s’est trompé.

Comment réagissent les décideurs politiques ou autres acteurs face à vos lancements d’alerte ? Diriez-vous que le travail des journalistes change quelque chose?

Il n’y a pas tellement d’échos chez les politiques et j’interagis très peu avec eux. C’est compliqué, car la politique est l’endroit du pouvoir et de la domination. Or s’ils réfléchissent vraiment à la domination, ça peut aussi les dépasser sur leurs propres fonctions. Mais je pense que dans la société civile il y a des évolutions. Par exemple, le fait que je sois invitée à faire une conférence ici au Social club, pendant les Solidays, montre que les violences masculines doivent être affrontées. Le Prix Albert Londres, c’est aussi un signal très significatif. Ce n’est pas moi en tant que personne qui ai gagné, mais un sujet qui avant ne l’était pas. Et cela a donné beaucoup d’énergie dans les écoles de journalisme. Je suis heureuse de voir la génération montante connaître beaucoup mieux tout cela et en parler bien plus qu’auparavant.

Si les politiques restent sourds, comment peut-on réinventer le journalisme aujourd’hui pour se faire entendre ?

Cela dépend du sens que l’on donne au terme « politique ». La politique au sens politicienne n’a rien produit d’intéressant lors de l’affaire Mazan. Or si l’on considère la vie de la cité au sens grec et antique du terme, ce qui s’est passé autour de cette affaire a été très fort. C’est la même chose pour l’écologie. Les échanges des politiques politiciens forment un tableau désespérant. Par contre, au niveau de la vie de la cité, de la manière dont ces idées circulent dans la société civile, ce qui en ressort est plus pertinent.

Pour conclure, quels conseils donneriez-vous aujourd’hui pour aider les futurs journalistes à se lancer ?

Il faut beaucoup travailler, mais sans forcément faire de grandes études. Lire beaucoup de bouquins est nécessaire, c’est la partie académique du travail. Mais il est de plus crucial de ne pas prendre les choses pour acquises, car ce qui fonctionne selon moi dans le journalisme, c’est le regard qui est porté. Une espèce d’interstice entre ce que l’on nous dit et le réel doit être maintenue, comme un questionnement presque ludique. A la manière d’un sport, il faut construire et forger son regard. Ne pas se satisfaire du prêt à penser. Je dis souvent que “c’est l’arbre qui cache la forêt et qu’il faut aller chercher la forêt derrière l’arbre”, ce qui en d’autres termes revient à se demander ce que les événements signifient. Et ce qui marche bien souvent, c’est de retourner les questions. Lorsqu’il se passe quelque chose, qu’est-ce que cela dit de notre société ? Cela donne en général accès à des niveaux de sens qui sont journalistiquement intéressants à explorer. C’est une forme d’impertinence qu’il faut cultiver.

Propos recueillis par Clara VENNAT pour Dis-Leur !