Nicolas Cadène : “Bouleverser la loi sur la laïcité serait contre-productif…”

La charte de la laïcité, placardée dans toutes les écoles de la République, est une idée de l'Observatoire de la la laïcité. La Région Occitanie veut la faire signer aux associations. Photo : Olivier SCHLAMA

{Réactualisé le 10 décembre 2023} Alors que la loi sur les séparatismes est en cours de rédaction, l’Observatoire de la laïcité était en 2020 sous les feux ardents des projecteurs, actualité sur les attentats oblige. Son responsable, le Nîmois Nicolas Cadène, qui vient lui aussi de passer sous les feux roulants des critiques, expliquait pour Dis-Leur ! les priorités d’amélioration de la loi de 1905, dite de séparation des églises et de l’État qu’il faut, selon lui, “améliorer et surtout ne pas bouleverser”. Samedi 09 décembre 2023, après la polémique sur l’allumage de la fête juive de Hanouka, à l’Elysée, et à l’occasion du 118e anniversaire de la loi sur la laïcité de 1905, Carole Delga a annoncé la création d’un conseil régional de la laïcité.

La laïcité est attaquée de toutes parts. Via les attentats et la haine qu’ils véhiculent. Et les polémiques qui conduisent, aujourd’hui, Carole Delga à créer un conseil régional de la laïcité (ci-dessous). Au travers, aussi, des radicalisations dans les prisons, entre autres. Le Nîmois Nicolas Cadène (1) est le rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité depuis huit ans, une agence placée sous l’autorité du Premier ministre. Il dit : “C’est un poste très exposé ; j’ai pris beaucoup de coups et, en même temps, c’est un boulot passionnant ; on travaille en direct avec les acteurs de terrain qui nous aident à mieux les “outiller” face aux atteintes à la laïcité et nous sommes d’ailleurs ravis du soutien de ces acteurs de terrain, fonctionnaires des PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), sociologues, universitaires, etc.” 

Nicolas Cadène. DR.

Nicolas Cadène fait référence à la mobilisation de 49 personnalités signant une tribune accusant l’observatoire de “mollesse”, évoquant la nécessité d’un électrochoc et d’un changement de dirigeants à sa tête ainsi que de nouvelles instances plus adaptées à la situation. Pour un nouveau paradigme. “Ces gens-là méconnaissent notre action. Ils veulent bouleverser notre loi de 1905, de séparation entre les églises et l’État. Il faut des ajustements techniques mais, justement, pas de bouleversement”, insiste Nicolas Cadène, depuis cette semaine confirmé à son poste, jusqu’au renouvèlement des membres de l’observatoire courant 2021.

La charte de la laïcité présente dans les écoles, c’est l’Observatoire… ?

Oui. L’observatoire, ce sont 22 membres qui sont d’horizons divers, avec 7 hauts fonctionnaires de l’Education nationale, de l’Intérieur, de la Justice, etc. Mais aussi quatre parlementaires, deux de l’opposition, deux de la majorité ; des personnalités qualifiées (conseillers d’État, membres du Conseil supérieur de la magistrature, sociologues, écrivains, représentants d’élus locaux…) L’équipe permanente est de seulement sept personnes, dont quatre salariés, deux apprentis, un stagiaire et le président – bénévole – Jean-Louis Bianco.

Quelles sont vos missions ?

Nous conseillons le gouvernement. Nous remettons des avis, des préconisations, des analyses, sous la saisine d’un ministre ou de notre propre initiative. Nous en avons rendu une trentaine. Qui ont abouti à des choses très concrètes. Parfois réglementaires, parfois d’ordre législatif. Par exemple, on a fait abolir le délit de blasphème qui existait encore en Alsace-Moselle ; on a instauré la Journée nationale de la laïcité le 9 décembre chaque année ; installé des référents laïcité dans de nombreuses administrations ; on a renforcé le contrôle de l’enseignement par contrat via une proposition de loi sénatoriale ; nous sommes à l’origine d’une circulaire contre l’islamisme du ministère de la Justice en février 2020 invitant tous les procureurs de la République à porter plainte pour toute atteinte à la laïcité (typiquement, un refus de vente parce qu’on est un femme ; parce que la personne est de telle confession, etc.)

Nous avons aussi pour mission d’informer le grand public. Il faut savoir qu’en 48 heures, avec notre seule petite équipe, on répond à toutes les sollicitations de particuliers, associations, collectivités. On est même parfois sollicités par des tribunaux en amont de jugements. On dispose d’un site internet qui est l’un des plus visités de la plate-forme gouvernementale sur lequel on publie énormément d’outils pédagogiques, de guides pratiques pour aider les acteurs de terrain, des vidéos, des jeux.

Via les remontées des administrations, des enquêtes d’opinion et les auditions des acteurs concernés, nous faisons aussi un état des lieux de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. On a fait plus de 1 000 déplacements en 7 ans, partout dans l’Hexagone et en Outre-Mer. Nous formons énormément de personnes ; on a déjà demandé la démultiplication des diplômes universitaires à la laïcité et à la gestion du fait religieux. Il y en a 31 en France. On a co-conçu des plans nationaux de formation à la laïcité, le plus connu étant le Plan valeur, république et laïcité. On a déjà formé 350 000 acteurs de terrain. Sans compter les formations internes aux administrations que l’on aura validées.

Avons-nous un arsenal suffisant ?

On l’a, oui, néanmoins, on a proposé dans le cadre du projet de loi sur les séparatismes proposer de modifier l’article 31 de la loi de 1905 pour que l’on puisse sanctionner aisément et précisément toute personne imposant à autrui toute pratique religieuse. Un jeûne, un ramadan…

Y a-t-il un regain d’intérêt sur la laïcité ?

Depuis les attentats de 2015, surtout. Depuis, les sollicitations sont constantes.

Que pensez-vous des accusations “mollesse” vis-à-vis de l’extrémisme dont vous êtes l’objet ?

C’est un mensonge. C’est indigne : ces personnes se sont servi d’un attentat horrible pour essayer d’éjecter de l’Observatoire les personnes qui ne leur plaisaient pas (notamment lui-même et Jean-Louis Bianco, Ndlr). C’est une méconnaissance totale de notre action. Il y a déjà confusion entre terrorisme et laïcité et, ensuite, malgré tout comme il y a lien indirect, l’Observatoire a agi très tôt contre l’islamisme. Par exemple, les dernières circulaires à l’Intérieur (novembre 2019), ou au ministère de la Justice (février 2020), ont été prises grâce à nos préconisations. C’est une drôle de “mollesse” ! Et puis qui a rendu une formation à la laïcité pour tous les imams détachés (fonctionnaires de pays étrangers) et qui peuvent être du coup utilisés comme vecteur idéologique d’une puissance étrangère, comme la Turquie ? L’Observatoire ! On a aussi rendu cette formation obligatoire pour tous les aumôniers.

Ces personnes qui nous critiquent ont surtout un autre objectif ; non pas la défense de la laïcité mais la défense d’une nouvelle laïcité. Ce qui les chagrine, c’est que l’Observatoire défend le droit. Strictement. La loi de 1905, la loi de 2004, les lois laïques de la fin du 19e siècle, etc. Ils veulent une nouvelle laïcité. Qu’ils en convainquent le Parlement et qu’ils assument. Notre position c’est qu’il faut amender cette loi de 1905 mais sans en bouleverser l’équilibre. Eux veulent la bouleverser.

La laïcité se joue-t-elle d’abord à l’école ?

Tout à fait.

Comment en parleriez-vous à un enfant ?

On intervient souvent dans les écoles. La laïcité, c’est ce qui va leur permettre d’avoir des opinions, des expressions, religieuses ou non, très différentes, dans le respect mutuel. C’est pouvoir pratiquer sa croyance en respectant les autres. Vivre dans un état laïc, c’est une liberté. Une garantie d’égalité. Quelle que soit sa croyance, on a la garantie d’être considéré de la même manière par l’État, l’école…

Diriez-vous que la laïcité protège les croyances mais qu’aucune croyance ne doit se considérer au-dessus de la loi ?

Bien sûr. La loi protège les croyants mais aussi ceux qui ne croient pas.

Faites-vous un lien entre laïcité et liberté de conscience et liberté d’expression ?

La laïcité, c’est la liberté de conscience. D’exprimer des convictions, religieuses ou non. C’est l’article 1 de la loi de 1905. C’est présent aussi dans la Déclaration de l’homme et du citoyen. La laïcité intègre les critiques envers les croyances. L’État est neutre et traitera le citoyen de la même façon.

Que préconisez-vous face à une situation qui se dégrade ?

Plus exactement, il y a des tensions de plus en plus vives. Et des atteintes qui sont plus nombreuses et qui vont au-delà du champ de la laïcité. Les atteintes directes restent relativement stables. Elles sont un peu mieux contenues parce que les gens sont davantage formés aujourd’hui qu’hier. En revanche, les tensions sont plus vives. Le moindre incident peut très vite dégénérer. Il y a aussi des atteintes à la dignité plus nombreuses, à l’égalité entre les femmes et les hommes, etc.

Dans ce climat, il y a beaucoup de choses à faire. Dès l’école, il faut permettre une meilleure construction de la citoyenneté. Pour cela il faut outiller les enseignants. Près de 80 % des enseignants n’ont jamais été formés à la laïcité. Ce qui est un vrai problème. Nous recommandons depuis des années au ministère de l’Éducation nationale de renforcer les formations continues et de renforcer les formations initiales dans les ex-IUFM. Ainsi que de permettre des formations laïques au fait religieux (ce n’est pas de la théologie mais de la contextualisation et de la prisez de recul sur les croyances de chacun). Et un enseignement moral et civique.

Sur ces trois matières, les enseignants doivent être parfaitement outillés en termes de contenus mais aussi en termes pédagogiques. Pour être serein dans leur enseignement. Et qu’ils sachent quoi dire de façon plus ou moins innocente par des élèves sur des questions sur la religion, la laïcité, les valeurs de la République.

Que pensez-vous de la formation des imams…? Et de faire évoluer la loi de 1905, créée à une époque où le catholicisme était prégnant. Depuis, l’islam s’est enraciné.

Depuis la loi de 1905, il y a 115 ans, l’État ne peut pas faire de formation théologique. Sinon, le risque c’est que la religion influe considérablement sur la vie politique. Ou, inversement, que la vie politique influe sur la religion. C’est ce qui se passe en Turquie avec Erdogan : c’est un pays laïc mais non séparatiste. Mustapha Kemal, ex-président turc, quand il a fait la laïcité en Turquie, il l’a faite différemment. On ne s’occupe pas de religion mais sanctionne s’il y a des dérives sectaires, par exemple.

Drapeau turc

En revanche, l’État s’occupe de ce qui est profane. Désormais, je le répète, tous les imams détachés sont formés à la laïcité. Et tous les aumôniers – beaucoup d’imams le sont aussi – le sont également. L’État a aussi conforté l’enseignement de l’islamologie. C’est l’approche critique des textes, l’exégèse. Cela se passe à l’université publique. C’est exactement la même chose pour le christianisme ou le judaïsme. C’est très important de renforcer ces formations qui s’étaient considérablement affaiblies depuis la mort du fameux philosophe et islamologue Mohamed Arkoun. Il y a des bourses délivrées par la Formation pour l’islam de France qui permettent de suivre ces formations sur l’approche contextualisées et critique de l’islam en France.

Et sur la formation théologique… ?

Cela relève du culte musulman. Et ça touche à l’importance de mieux structurer ce culte qui est aujourd’hui très divers et peu organisé, du fait notamment de l’islam consulaire, c’est-à-dire des pays d’origine qui continuent à vouloir avoir de l’influence sur leurs diasporas. Et qui s’opposent à l’organisation d’un culte commun en France. Il faut s’appuyer pour cela sur tous les représentants dans leur grande diversité au niveau départemental.

C’était d’ailleurs l’une de nos préconisations qui a été suivie d’effet : désormais, quand les préfets réunissent les représentants des cultes, ils les réunissent tous. Même le CFCM (Conseil français du culte musulman) est en train de se réformer pour être davantage représentatif. Et mettre en place des associations cultuelles, type loi 1905, avec un financement plus efficace. Et renforcé.

Aujourd’hui, les imams ne sont pas forcément bien formés parce que ce sont des métiers pas ou très peu rémunérés. Il faudrait qu’ils soient mieux formés et rémunérés. Cela peut passer par les aumôneries, notamment en prison, qui sont à la charge de l’État. On réfléchit aussi à une meilleure structuration : qu’il y ait un meilleur statut et qu’ils soient là aussi mieux payés. Actuellement, ils sont à peine défrayés. Il faudrait en diminuer le nombre mais qu’ils soient à plein temps. On améliorerait ainsi le suivi des prisonniers puisqu’aujourd’hui les aumôniers changent tout le temps.

Nous pensons qu’il y a bien sûr des amendements techniques à apporter à la loi de 1905 pour s’assurer, notamment que toutes les associations qui gèrent du culte soient bien sous le régime de la loi de 1905, avec un contrôle financier renforcé. Nous avons aussi demandé à rendre plus forts encore les contrôles… En revanche, encore une fois, il ne faut pas en briser l’équilibre. Ce serait une erreur. Elle est parfaitement adaptée à la situation et peut s’adapter à toutes les évolutions de la société et du paysage religieux. La loi de 1905 ne nomme d’ailleurs aucun culte et s’adresse donc à tous.

Cette loi à l’origine s’adressait à la situation dans les colonies très majoritairement… musulmanes. Elle devait s’appliquer en Algérie. Elle ne l’a pas été parce que l’Etat voulait maintenir un contrôle du culte musulman pour éviter toute forme indépendantisme par le biais de la religion. C’était sans doute une erreur. Car il y avait là une demande des musulmans algériens de l’appliquer, de séparer religion et État. Cette loi fonde un équilibre majeur. Elle dit : on garantit les libertés individuelles, de pratiquer et de critiquer une religion, par exemple, mais dans un respect collectif.

Ce que vous appelez vos “contempteurs” parlent d’électrochoc ; disent que l’on a changé de période… Il y a les réactions surprenantes de Justin Trudeau, Premier ministre canadien, de l’évêque de Toulouse qui appellent à mettre la pédale douce sur le sujet des caricatures…

Faisons déjà passer ces amendements techniques qui permettent de mieux appliquer certaines dispositions de la loi. Avant de vouloir briser un équilibre majeur d’une loi – qui a été promulguée dans une période avec des tensions très vices à l’époque que tout le monde a oubliées – appliquons là complètement et efficacement. Il y a aussi peut-être l’idée de donner plus de moyens par exemple pour davantage de mixité sociale.

Toutes les études le démontrent : partout où ce n’est pas le cas, il y a un repli communautaire et un retour à l’interprétation rigoriste de la religion plus fort. Cette mauvaise mixité se double aussi d’une présence de l’État et des services publics plus faible. Et d’une présence associative en difficulté. Face à toutes les crises, beaucoup se tournent vers ce qu’ils croient être une valeur refuge : la religion.

La mixité sociale c’est le premier combat à mener. On pourra toujours avoir des lois d’émotion, si on ne traite pas cette question, il y aura des replis. Comme le disait Jean Jaurès, “La République laïque et sociale. Elle ne restera laïque que si elle sait rester sociale.” Un bouleversement de la loi sera contre-productif parce que si on commence à interdire tout ce qui ne plaît pas à telle ou telle personne, à telle majorité du moment, alors vous entrez dans la subjectivité. Et vous interdisez sur la base du ressenti. Et ça c’est parfait pour alimenter le discours victimaire, pour offrir des arguments discriminatoires aux radicaux.

C’est le cas dans des quartiers où les “endoctrineurs”, les radicaux se servent des polémiques comme le port ou non de signes religieux par exemple pour soi-disant démontrer que certains sont discriminés. Leur message c’est de dire : “La République ne veut pas de vous, rejoignez-nous…”

Olivier SCHLAMA

(1) Âgé de 39 ans, Nicolas Cadène est juriste. Il a beaucoup oeuvré dans le monde associatif Samu social, Amnesty international…) Encarté au PS, il a fait des études de droits à Nîmes, Montpellier, a étudié à sciences po à Lille, poursuivi des études de droits à Panthéon Assas à Paris. Il fut Membre de la commission nationale du débat public, attaché parlementaire notamment du sénateur Simon Sutour et du député Jean-Louis Bianco. Conseiller ministériel du ministre de l’Agriculture, M. Garault où nous avons pu sauver quelques sites agro-industriels comme les Salins du Midi, dans le Gard ; conseiller de Ségolène Royal au ministère de l’Écologie.
Le grand-oncle de Nicolas Cadène a, par ailleurs, participé à la rédaction de la loi de 1905.

Carole Delga annonce la création d’un conseil régional de la laïcité pour 2024

Au lendemain de la polémique sur l’allumage de Hanouka et à l’occasion, samedi, du 118e anniversaire de la loi de 1905 et de la journée nationale de la laïcité, Carole Delga, présidente de la Région Occitanie, annonce la création, en 2024, d’un conseil régional de la laïcité et des valeurs républicaines.

“Alors que la laïcité est régulièrement mise en cause ou fait l’objet de polémiques, explique un communiqué, la Région Occitanie réaffirme son engagement pour faire respecter, à son échelle, les principes de la République. Au premier rang desquels celui de laïcité, insuffisamment compris et parfois mal appliqué, et ce jusqu’au plus haut sommet de l’État.”

Carole Delga lors de son discours, à Bram, aux Rencontres de la gauche, le 1er octobre 2023. Ph. DR

C’est pourquoi nous installerons en 2024 un Conseil régional de la laïcité et des valeurs républicaines, en concertation étroite avec les institutions, les syndicats et les associations, qui aura pour mission d’épauler toutes celles et ceux qui font vivre ce principe, enseignants, éducateurs, agents du service public en tête, partout en Occitanie », a notamment déclaré la présidente de Région, Carole Delga.

La composition et les missions de ce Conseil seront travaillées et détaillées en début d’année prochaine, dans la perspective d’une installation dans le courant de l’année 2024. Depuis 2015, de nombreuses actions concrètes ont déjà été menées par la Région Occitanie, notamment à destination des lycéens dans le champ de la citoyenneté. Par ailleurs, les agents publics régionaux sont sensibilisés et formés au principe d’application de la laïcité, dont le respect et la valorisation se traduisent par ailleurs dans toutes les politiques régionales.