Retirada : Ces femmes franco-espagnoles qui “réparent une injustice”

"On parle souvent de l'engagement des hommes. Jamais de celui des femmes. Sauf de la pasionaria. Les femmes, qui se sont exilées notamment dans notre région, on les cite très peu ou pas du tout. C'est une injustice que je veux réparer." Photo : DR.

Créées par Manuela Parra, les secondes – gratuites – Rencontres franco-espagnoles se tiennent à Montpellier du 30 novembre au 4 décembre. Le thème : Femmes espagnoles en résistance, femmes libres et engagées en France, à la suite de la Retirada. “Ces femmes, qui se sont exilées en Occitanie, ont continué à se battre, dans des conditions terribles, contre le fascisme et se sont impliquées dans des mouvements de manière importante. On bénéficie de leur puissance et on ne s’en rend même pas compte…” Hommage salvateur dans le climat politique actuel.

Elle se définit comme “fille de l’exil espagnol”. De la Retirada. De ces Espagnols républicains fuyant la dictature de Franco. “Mon père, rapporte Manuela Parra, d’une voix douce, alors capitaine dans l’armée républicaine espagnole, est arrivé à 25 ans en France, en faisant le choix de défendre la République. Comme beaucoup d’Espagnols à cette époque, il a franchi la frontière en 1939 au niveau de Cerbère.” Ensuite, direction obligatoire dans le camp d’Argelès (P.-O.) dans la compagnie des travailleurs étrangers… C’est à cette occasion qu’il s’est retrouvé à Lunel (Hérault).

Cette retirada était quelque chose d’assez stigmatisé, à l’époque. Nous étions marginalisés, même à l’école laïque…”

Manuella Parra. DR

Elle poursuit : “Il y a rencontré ma mère, une enfant de l’exil économique”, elle aussi immigrée d’Espagne. Tous deux se sont mariés et ont eu Manuela. “Nous, enfants d’Espagnols, cette retirada était quelque chose d’assez stigmatisé, à l’époque. Nous étions marginalisés, même à l’école laïque ; on avait honte de nos origines ; nos parents n’en parlaient pas…”, précise Manuela Parra, aujourd’hui à la retraite après avoir dirigé une MJC, géré la charte intercommunale du Bassin de Thau et été responsable du développement économique de ce même territoire, entre Sète et Vic-la-Gardiole. Elle est toujours très active. Mais différemment.

“Les femmes, qui se sont exilées notamment dans notre région, on les cite très peu ou pas du tout”

Manuela organise les secondes Rencontres franco-espagnoles à Montpellier le 30 novembre et les 2, 3 et 4 décembre prochains (ci-dessous, le programme). Le thème : Femmes Espagnoles en Résistance, femmes libres et engagées en France. “On parle souvent de l’engagement des hommes. Jamais de celui des femmes. Sauf de la pasionaria. Les femmes, qui se sont exilées notamment dans notre région, on les cite très peu ou pas du tout. C’est une injustice que je veux réparer. Ces femmes ont continué à se battre dans des conditions terribles en France contre le fascisme et se sont impliquées dans des lieux, des mouvements de manière importante, comme les Franca, les Léo Lagrange, les Céméa, le Planning Familial, etc. On bénéficie de la puissance de ces femmes et on ne s’en rend même pas compte.”

Mouvement de culture et de critique sociale

Poétesse, invitée en 2015 aux rencontres des poètes à Moguer (Huelva Espagne) par le célèbre poète espagnol Antonio Orihuela, Manuela Parra découvre le mouvement de la poésie de la conscience et de critique sociale Voces del extremo. Sur ces principes, elle a un déclic et fonde en 2018 en France l’association Voix de l’extrême poésie et culturequi réunit poètes français et espagnols, musiciens, artistes peintres et des enfants de l’exil et s’inscrit dans ce mouvement de culture et de critique sociale.

En 2019, Manuela Parra lance les premières rencontres franco-espagnoles en France grâce au soutien de la Région Occitanie et avec la complicité de la Fondation Juan Ramon Jiménez, des équipes universitaires de recherche du Llacs de l’université Montpellier 3. Elle s’étaient déroulées à Sète. Le thème : répression,  exode, exil d’hier et d’aujourd’hui.

“C’est important, vu le développement de l’obscurantisme, de l’intégrisme ; de la remise en cause de l’égalité hommes-femmes par Zemmour…” 

Pourquoi la Retirada nous paraît-elle encore si présente, si vivante ? Pourquoi les souffrances qu’elle trimbale continuent-elles à passer de génération en génération ? Pourquoi ce besoin de parler encore de cette si forte résonance, plus de quatre vingts ans après la retirada et le règne sanglant de Franco ? Manuela Parra répond : Il y a quelques années, je participais à des associations à Sète ; j’animais aussi une association à Frontignan, No Pasaran. J’ai eu envie de créer une association qui se serve de la poésie. Pourquoi aujourd’hui ? Cela me paraît important, vu l’actualité politique, le développement de l’obscurantisme, au vu du développement de l’intégrisme ; de la remise en cause de l’égalité hommes-femmes par Zemmour ; le recul par rapport à la conditions des femmes…” 

Capitalisme, crise, repli…

Comment explique-t-elle ce recul des valeurs civilisationnelles ? “C’est à cause du développement du capitalisme, affirme-t-elle. Les formes d’organisation solidaires se sont institutionnalisées. L’institution cherche à sauvegarder sa propre vie plutôt que de se battre sur le contenu. Je l’explique aussi par une crise : quand le travail devient rare, les gens, au lieu de se battre collectivement, se replient sur leurs propres problématiques.”

La plume à disposition d’assos comme SOS Méditerranée

Camp d’Argelès. Archives départementales des Pyrénées-Orientales, fonds Chauvin, côte. 27FI224

Dans notre association, “on met notre plume ou notre art (danse, poésie, musique, cinéma…) à disposition pour montrer les dérèglements du monde. On associe souvent à nos travaux et nos productions des partenaires comme SOS Méditerranée, le Secours populaire, etc. Ce que j’ai voulu faire en France c’est de mettre en avant une approche mémorielle. Où la mémoire n’est pas quelque chose de passéiste. Mais un levier pour montrer ce qui se passe aujourd’hui.”

Dès que je donne un récital de poésie, les gens pleurent dans la salle. On n’a pas encore fait le deuil de cette histoire…”

La mémoire de cet événement traumatisant s’est perpétuée. “La mémoire revient par les petits-enfants, après avoir sauté une génération, souligne Manuela Parra. Les parents n’avaient pas parlé de la Retirada à leurs enfants. En revanche, ils en ont parlé à leurs petits-enfants. Cela a été plus facile parce que cela ne remet plus en cause une forme de fratricide. D’ailleurs, on a été tellement reniés, bafoués que dès que je donne un récital de poésie, les gens pleurent dans la salle. On n’a pas encore fait le deuil de cette histoire. On nous a amenés à la taire. La Retirada est très peu abordée dans les livres d’histoire !”

Une histoire très peu abordée dans les livres et en classe

“Et quand c’est abordé, c’est abordé, comme c’est isolément comme ce prof de Lunel ou d’une autre à Jules-Guesdes, à Montpellier, ou encore à Nîmes, parce qu’ils sont issus de ce milieu. On s’est réveillés d’un oubli. On s’est réveillés aussi d’un apport de culture dans la transformation sociale que les militants avaient mis de côté : ils ne voulaient pas montrer cela dans les camps. Ils pensaient que cela pouvait être assimilé au fait qu’ils se sentaient “bien” dans ces camps. Alors que cela avait été un moyen de survie. On est en plein réveil de cette histoire.”

Le déclic des poèmes de son père

Manuela Parra fait remonter le premier déclic, la première prise de conscience, dans le malheur de la perte de son père, quand elle avait 30 ans. “Ma mère, spontanément, m’a alors donné des poèmes que mon père avait écrits dans le camp d’Argelès ; à l’époque, je ne connaissais rien aux camps ; je ne connaissais pas ma langue d’origine.” En fait, elle ne connaissait rien de cette triste épopée “parce qu’il ne nous avait rien raconté. J’ai été très émue par ces poèmes que je lisais et relisais pendant des années et des années. D’origine très pauvre, il avait eu la chance d’apprendre à écrire dans son village grâce à un instituteur quand il avait fini la classe, le soir…” 

Femmes espagnoles libres et engagées

À la demande de la Région Occitanie, Manuella lance une action de collecte mémorielle filmée sur l’histoire de ces femmes en exil et prévoit l’organisation des secondes rencontres franco-espagnoles qui seront consacrées aux Femmes espagnoles en résistance, femmes libres et engagées. Pas moins de vingt-cinq partenaires y participeront. Dans la logique du Printemps des poètes 2020, consacré au courage, elle coordonne la première édition Voix de l’extrême, dédiée à l’action de SOS Méditerranée où dix-huit poètes et artistes participeront au soutien de l’action de SOS lors d’une manifestation à Montpellier.

Dans la Résistance française armes à la main

Camp d’Argelès. Archives départementales des Pyrénées-Orientales, fonds Chauvin”, côte. 27FI089

À leur arrivée en France en 1939, “des femmes espagnoles ont connu les conditions difficiles de l’exil. Internées dans les camps de la honte, elles n’ont pas hésité à manifester derrière les barbelés pour exiger des droits fondamentaux. Installées précairement dans la Région Occitanie, elles se sont engagées dans la lutte contre le fascisme dans la Résistance française durant la Seconde Guerre mondiale, comme elles l’avaient fait en Espagne durant la guerre d’Espagne, armes à la main pour combattre sur le front l’armée rebelle du dictateur Franco”.

Leur émancipation, certaines l’avaient acquise en Espagne, dès les années 1930, dans des mouvements tels que le groupe culturel des femmes à Barcelone, l’organisation des Mujeres Libres initiée par Lucia Saornil, poète et peintre, avec Amparo Poch, exilée à Toulouse et Mercedes Comaposada Guillen.

Sara Berenguer, Sucesso Portales

Certaines étaient impliquées également dans la lutte contre le fascisme, dans des partis politiques et des syndicats ouvriers et dans des Ateneo. C’étaient de véritables lieux de culture, de formation, d’apprentissage où ces femmes forgèrent leurs idées en faveur de l’émancipation des femmes comme, par exemple, Sara Berenguer originaire de Barcelone, poétesse, résistante et militante installée dans le Biterrois, Sucesso Portales qui vécut également à Montady.

Olivier SCHLAMA

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