Réforme du lycée : Le cri de détresse des profs de lettres

“Écrasés sous le poids d’une réforme” qui mène à des “souffrances et à une impasse”, l’équipe de profs de lettres du lycée Albert-Einstein de Bagnols-sur-Cèze (Gard), a écrit une longue lettre à la rectrice d’académie. Des enseignants contactés dans le Gard et l’Hérault disent qu’elle “décrit parfaitement ce que tous les professeurs de lettres de lycées vivent au quotidien”. Ils y expriment un grand malaise très partagé.

“Parce que les premiers effets de la nouvelle réforme du lycée se font sentir et que nous les jugeons unanimement délétères (…), nous avons jugé plus qu’utile : absolument nécessaire de vous en alerter.” L’équipe de Lettres du lycée Albert-Einstein de Bagnols-sur-Cèze (Gard), soit une dizaine de professeurs de lettres ont envoyé une longue lettre, à très fort contenu émotionnel, à la rectrice d’académie portant ce titre : “Des réformes inapplicables, des réformes destructrices pour les étudiants et destructurantes pour les enseignants.”

Cette lettre a été reprise par plusieurs autres lycées sans que l’on sache lesquels et combien. Des enseignants contactés dans le Gard et l’Hérault disent qu’elle “décrit parfaitement ce que tous les professeurs de lettres de lycées vivent au quotidien”. Ils y expriment un grand malaise partagé où ils se disent “écrasés sous le poids d’une réforme simultanément mise en place sur deux niveaux”. Et “engagés dans une impasse”. Un syndicat enseignant, Action et Démocratie qui s’est déjà illustré en attaquant en justice Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale, s’est fait l’écho de ce texte fort. Pas le temps d’approfondir des textes majeurs, de comparer les auteurs ni de partager un contexte…

Nous demandons simplement à revenir à notre liberté pédagogique. Que l’on arrête avec les oeuvres imposées. Tous les collègues sont en situation d’épuisement professionnel, de burn out généralisé”

Photo : O.SC.

“C’est un cri de détresse”, claque une enseignante qui, comme ses collègues est parcourue de silences angoissés et d’incertitudes anxieuses. “Par ce moyen, nous n’attaquons personne, ni le ministre de l’Éducation ni la rectrice ni le proviseur, tient-elle à dire. Nous demandons simplement à revenir à notre liberté pédagogique. Que l’on arrête avec les oeuvres imposées.” Cela a été tenté dans les années 1990 et abandonné au vu des souffrances et de sa faible réussite. Ce geste s’inscrit dans un malaise profond des profs. “Tous les collègues sont en situation d’épuisement professionnel, de burn out généralisé”, assène-t-elle. Un autre ajoute : “C’était déjà un métier très dur avant la réforme, c’est devenu impossible. Le mal être des professeurs de lettres est ancien : lecture, relecture, corrections, etc. imposent un temps de préparation et de correction très importants. Là avec la réforme qui nous impose quatre oeuvres par an à nos élèves…”

Cette lettre reflète ce qui se passe partout en France ; c’est un bel exemple de non sens…”

Gérard Lenfant, Action et Démocratie

Considérant que cette lettre concerne “tous les lycées de France et elle reflète ce qui se passe partout en France”, Gérard Lenfant, vice-président d’Action et Démocratie enfonce le clou : “C’est un bel exemple de non sens auxquels les enseignants sont confrontés et de la souffrance ainsi générée. Leur constat concernant la réforme est sans appel : elle n’est bonne ni pour les élèves ni pour leurs enseignants.”

Adressée donc à “Madame la rectrice”, cette lettre évoque les effets “délétères de cette réforme (…) sur nos vies, professionnelles et personnelles : le renouvellement du programme de Première par moitié chaque année (…) nous paraît ainsi proprement absurde parce qu’insensé : à quoi bon, en effet, assurer du mieux que nous le pouvons un travail préparatoire considérable (et lui-même redoublé par de nouvelles méthodes à maîtriser : celle de l’explication linéaire finalement imposée à l’oral et celle de la contraction et de l’essai en séries technologiques), quand nous savons qu’il passera presque immédiatement après par pertes et profits ?”

La moitié des membres de notre équipe, pourtant constituée de professeurs expérimentés, envisage dorénavant – et à court terme – qui une demande de temps partiel, qui une réorientation professionnelle, qui une démission.”

“S’agirait-il d’ajouter le découragement à l’épuisement, déjà particulièrement inquiétant dans nos rangs, en faisant du professeur de lettres un nouveau Sisyphe ? En tous les cas, au retour des vacances de Toussaint, le constat est plus qu’accablant : la moitié des membres de notre équipe, pourtant constituée de professeurs expérimentés, envisage dorénavant – et à court terme – qui une demande de temps partiel, qui une réorientation professionnelle, qui une démission.”

Et de poursuivre : (…) Imposer pour les séries générales l’étude d’au moins 24 extraits dans l’année, c’est – immanquablement – privilégier dans l’esprit de nos lycéens (et insidieusement dans les nôtres propres) la question de la quantité et non celle de la qualité. Il nous semble à nous parfaitement aliénant de condamner des enseignants à se demander constamment : “Ai-je travaillé assez de textes avec mes élèves ?” quand ils voudraient simplement pouvoir ainsi s’interroger : “Leur ai-je fait saisir la saveur de ceux-là ?”.

Que répondre à tous ceux-là, donc, sinon rien puisque soit nous manquons cruellement d’informations, soit nous ne comprenons pas nous-mêmes la logique de telles décisions.”

Les signataires ajoutent entre “heures hebdomadaires réduites et des programmes de plus en plus ambitieux” : “Cette course à la performance – puisqu’à l’impossible nous nous sentons désormais tenus – ne nous permet plus de nous occuper des difficultés de chacun comme nous le souhaiterions d’autant que, dans le même temps, les effectifs par classe sont devenus pléthoriques (…) Autre aspect : “Et le regroupement important d’élèves de niveaux différents dans un même groupe génère de nombreuses difficultés pédagogiques (…)”

Ces professeurs de lettres s’inquiètent également des “effets de cette réforme sur l’image que, face à nos élèves, nous renvoyons – bien malgré nous – de l’Éducation nationale : que répondre, en effet, à des lycéens qui s’inquiètent légitimement de la forme que prendra le fameux “grand oral” ou l’épreuve finale de l’enseignement de spécialité HLP en terminale ? À des élèves qui se demandent avec à propos l’utilité d’un carnet culturel qu’ils ont tout à la fois l’obligation de tenir pendant l’année et l’interdiction d’utiliser le jour de l’oral ? À ceux qui – plus pragmatiques mais pas moins clairvoyants – nous questionnent sur l’utilité d’étudier huit oeuvres imposées quand la connaissance d’une seule leur permettrait de réussir une prestation honorable ? Aux autres qui voudraient simplement comprendre pourquoi il leur faudra obligatoirement mener une explication linéaire à l’oral, mais un commentaire composé à l’écrit ? (…) Que répondre à tous ceux-là, donc, sinon rien puisque soit nous manquons cruellement d’informations, soit nous ne comprenons pas nous-mêmes la logique de telles décisions.”

Cette lettre réclame des “solutions” simples parmi lesquelles : “Touchant le renouvellement du programme de Première, ne pourrait-on envisager de le maintenir intégralement l’an prochain pour nous offrir quelque répit, après une année où nous avons dû renouveler la totalité de nos cours simultanément pour les classes de seconde et de 1ère (aussi bien en français qu’en latin, mais aussi les cours de BTS 2e année, sans oublier ceux de HLP…) ?” Mieux : “Pourquoi même ne pas envisager tout simplement le retour au libre choix des œuvres par le professeur dans le respect des objets d’étude et du programme ?” Ce que l’on appelle la liberté pédagogique.

Des propositions qui ne sont pas n’est révolutionnaires mais “aucune ne semble insensée, arbitraire ou irréfléchie”

La voie technologique ? “Il serait possible aussi d’imaginer une dissertation sur œuvre sans œuvres imposées : les intitulés des objets d’étude formuleraient une problématique claire, pertinente (…)” indiquent-ils avec moult détails. Idem pour “le nombre de textes imposés à l’oral, un retour à la vingtaine d’extraits qui était auparavant attendue pour la voie générale (et à une quinzaine d’extraits pour la voie technologique) nous paraît légitime parce que simplement réaliste.” 

Quant à l’explication de texte à l’oral de l’examen, “nous sommes d’avis que le candidat devrait pouvoir respecter la méthode suivie en classe, linéaire ou analytique, puisque si certains textes se prêtent très bien à l’analyse linéaire, d’autres nécessitent une lecture plus analytique afin d’éloigner – autant que faire se peut –  nos élèves de la tentation de la paraphrase”. Des propositions qui ne sont pas n’est révolutionnaires mais “aucune ne semble insensée, arbitraire ou irréfléchie”, conclut la lettre.

Nous sommes conscients de leur implication et du dynamisme dont ils font preuve. Dans la grande majorité des cas, la réforme se met en place sereinement”

Contactée, la rectrice d’académie n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Quelques heures après la parution de l’article, son cabinet affirme que “la lettre des enseignants de Lettres, les IPR de Lettres référents vont les accompagner. Nous sommes conscients de leur implication et du dynamisme dont ils font preuve. Dans la grande majorité des cas, la réforme se met en place sereinement, grâce notamment à l’implication et au professionnalisme de la communauté d’enseignants et aux chefs d’établissement de l’académie. C’est une année de mise en oeuvre donc d’ajustements. Une commission de suivi a été lancée en septembre et un dialogue régulier avec les services du ministère pour qu’ils soient au plus près des besoins du terrain.” Et d’ajouter : “La réforme répond à une réelle demande des familles concernant l’ouverture de l’apprentissage et du champ des possibles en matière d’orientation.”

Olivier SCHLAMA

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