Présidentielle : Pourquoi le grand remplacement, “une idée mortifère”, n’existe pas

 

Le spécialiste de l’extrême droite Nicolas Lebourg explique comment cette affirmation est fausse à l’occasion de la sortie d’un documentaire auquel il a participé – avec Alexandre Dézé, lui aussi politologue à Montpellier, et qui sera diffusé ce lundi 4 avril à 20 h 35 sur la chaîne LCP – à regarder en fin d’article – suivi d’un débat. Passionnant.

Chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cépel), à Montpellier, Nicolas Lebourg est spécialiste de l’extrême droite. Membre du comité de pilotage du programme Vioramil (Violences et radicalisations militantes en France, il est aussi chercheur du programme history of fascism in Europe and Eurasia à l’université George-Washington. Celui qui a débuté sa carrière à l’université de Perpignan a coécrit le documentaire le grand remplacement, histoire d’une idée mortifère, qui sera suivi d’un débat le 4 avril sur LCP. 

Une expression inventée en 2010 par Renaud Camus

Une expression que Eric Zemmour n’a de cesse de répéter et qui est la base de son programme. Cette obsession nationale est un fantasme qui ne repose sur aucune donnée statistique. Cela n’a rien du grand méchant loup qui veut dévorer la France. Et mettre fin à la civilisation française. Le documentaire démontre l’inverse du grand remplacement, expression inventée en 2010 par l’écrivain Renaud Camus, qui habite un château en Occitanie (Gers), et devenu le phare de l’extrême droite, même après avoir été condamné pour provocation à la haine.

Ne serait-ce que par un seul argument factuel donné par le démographe Hervé le Bras : “Chaque année, la France accueille 109 000 immigrés supplémentaires pour une population de 67 millions d’habitants. comment voulez-vous que 109 000 personnes en remplacent 67 millions ? C’est impossible. De plus, pour qu’il y ait remplacement, il faut qu’il y ait une population homogène qui en remplace une autre. Et elle n’existe pas (…) Il y a une très grandes mixité…”

Comment est née cette idée de documentaire ?

Nicolas Lebourg : Cela faut plusieurs années que nous discutions de le faire avec Caroline du Saint, la productrice. Le hasard veut qu’il y a quelques années j’ai fait un livre au Seuil qui s’intéressait en partie à la question de l’histoire de cette idée. L’essentiel du livre était consacré aux années 1940-1970, et j’étais content d’être dégagé des actualités polémiques. Et puis, alors que je finissais de l’écrire, il y a eu l’attentat de Christchurch, que le terroriste a signé avec un manifeste intitulé “The great replacement”. Le truc que j’avais voulu poser à quelques décennies ne voulait pas y rester…

Quelle s’est la définition du grand remplacement telle que ses promoteurs l’entendent ?

Nicolas Lebourg. Photo : Margot L’Hermite.

Le mot martelé est “constat”, afin de se défendre de l’accusation de complotisme. Ce constat serait celui qu’un autre peuple, africain, et une autre civilisation, l’Islam, viendraient se substituer à ce qui seraient les vrais Français et leur civilisation. La dénonciation perpétuelle des “remplacistes” et leurs “collabos”, c’est-à-dire des gens qui récusent cette représentation raciale de la nationalité, est aussi un élément d’importance tant sur le plan idéologique que rhétorique.

Est-ce une notion récente dans l’histoire contemporaine ?

La volonté de préservation d’un substrat racial d’un peuple ça nous renvoie toujours au XIXe siècle. On a, à la fois, l’industrialisation, qui réclame des mouvements de population, les empires coloniaux qui représentent les trois quarts des terres émergées en 1914, et l’édification des Etats-nations en Europe. Résultat le mot “racisme” apparaît en 1892, celui d’ethnie l’année suivante etc. Comme on le montre au début du documentaire, l’avant Première Guerre mondiale est un moment important de cet imaginaire.

Comment cette notion s’est-elle imposée dans la campagne électorale ?

C’est clairement le travail d’Eric Zemmour et des Identitaires. Pour faire qu’il y ait un deuxième candidat d’extrême droite challengant Marine Le Pen il fallait bien qu’il y ait affirmation d’une offre politique différente. En même temps, le rejet de la société multi-ethnique était ce qui pouvait jeter des ponts vers une partie de l’électorat le plus conservateur et bourgeois de Les Républicains. Résultat, on a eu la déferlante de ce thème tout l’automne, alors même que les enquêtes d’opinion montraient que le vrai souci des gens c’était leur pouvoir d’achat – un sujet sur lequel en réponse Marine Le Pen a su parfaitement s’installer.

Pourquoi cette notion raciste et xénophobe fait-elle florès ?

Nicolas Lebourg. Ph. Nicolas Hern.

Après le 11 septembre, il y a eu ce qu’on a nommé la mutation néo-populiste des extrêmes droites européennes. Celles-ci se sont dégagées de l’image des dictatures du XXe siècle en disant qu’au contraire c’étaient elles qui défendaient les libertés, les gays, les juifs, face à un nouveau totalitarisme qui envahirait l’Europe via le terrorisme et l’immigration.

Beaucoup ont cru naïvement que cela signifiait que ces gens sortaient de l’extrême droite, alors même qu’il y a eu des formes de radicalisation terroriste de ce néo-populisme. Mais on a vécu alors une très grande banalisation des représentations ethniques. La concordance en 2015 de la crise des réfugiés et des attentats en France a fini de laisser croire que nous serions à la croisée des chemins, avec un djihad à l’assaut de l’Europe tant par les armes que par les flux migratoires.

Comment aux yeux de certains est-il devenu légitime d’invoquer la notion de grand remplacement ?

Manifestement la formule est bien trouvée. Elle vous dit “croyez vos yeux, regardez cette photographie de telle rue de telle ville”. Si vous voulez déconstruire vous allez devoir expliquer de la géographie sociale et démographique (telle autre rue est entièrement blanche), l’histoire des flux migratoires (180 millions de migrants entre 1840 et 1940), puis vous allez protester que vous venez de vous enfermer dans une logique raciale et que la couleur des gens n’a aucune importance et protester qu’on ne doit pas trier les Français sur leur couleur… et vous avez perdu parce que votre réponse repose sur des arguments, des chiffres, des dates, et que le climat est à l’anti-intellectualisme et aux slogans. Le “grand remplacement” n’est pas une théorie mais un syntagme (entité, Ndlr), ça lui suffit.

Le soit-disant grand remplacement a inspiré des tueries… Comment l’extrême droite en France et à l’étranger se positionne-t-elle vis-à-vis de ses actes ?

Renaud Camus, on le voit dans l’entretien qu’il a eu l’amabilité d’accorder à Thomas Zribi, le réalisateur, a insisté pour venir sur un point à la fin de l’interview. Alors que plus aucune question ne lui est posée, il tient à dire qu’il déteste le terrorisme, dont acte, mais qu’il conçoit la nécessité de la guerre. C’est cette logique qu’on retrouve paradoxalement quand le terroriste Anders Breivik se présente tel un lanceur d’alerte contre le “génocide des blancs” (alors qu’il a tué 77 personnes à Oslo et Utuoya, Ndlr). Alors les partis politiques d’extrême droite condamnent l’usage du terrorisme, mais qui ne comprend pas que si on explique aux gens que la société multi-ethnique va aboutir au génocide de leur groupe, bien sûr certains vont répondre par l’usage de la force ?

Pourquoi le grand emplacement est-il impossible ?

Dans le petit livre que le démographe Hervé Le Bras a consacré à la question il y a un passage où son écriture est amusante. Il cite Renaud Camus qui raconte qu’avec les flux actuels la population française va être remplacée à court terme. Comme Le Bras est plus à l’aise avec les statistiques, il refait le calcul et monte que ces chiffres aboutissent à un impact de 5 % de la population au bout d’un siècle…

Certains ont quand même le ressenti de début de soit-disant grand remplacement, comment l’expliquez-vous ?

D’abord, la France ce n’est pas le Nord de Paris, le centre de Perpignan, ou tout autre lieu que vous voulez et dont les gens vous montreront la photo en disant “ah vous le voyez bien que c’est plein de gens qui ne sont pas d’origine européenne”… hors de la photo le pays continue, avec d’autres rues et près de 70 millions de Français, et on revient à l’absurdité du calcul évoqué.

Mais, surtout, la question c’est celle de l’égalité produite entre nationalité et ethnicité. Ça veut dire quoi de dénoncer des Français d’origine africaine comme des “remplaçants”, hormis que vous considérez qu’il y a une conception raciale et de la nationalité ? Ce n’est pas débattre de la politique d’immigration, c’est faire le choix de racialiser la société et de considérer que l’Etat doit avoir pour fonction de réguler biologiquement la population. C’est un choix idéologique ce fameux ressenti, et comme tout choix idéologique il implique des conséquences.

Dans notre région quels sont les responsables politiques qui se réclament du grand remplacement ?

On montre dans le documentaire que Robert Ménard a même à son corps défendant joué un rôle dans la circulation transnationale de l’expression ! Il a été actif là-dessus, on sait que la crise ukrainienne le réoriente. Louis Aliot avait dénoncé la “kébabisation” de Perpignan jadis, mais il s’est aussi considérablement tenu à l’écart des milieux ethnicistes de l’extrême droite.

Avant les dernières municipales, chose intéressante, il avait lancé sa campagne avec le soutien d’Eric Zemmour, mais quelques semaines après avoir  évoqué les “sottises” dites par Zemmour à cette occasion. En fait, les maires d’extrême droite, du moins ceux de villes assez grandes pour que cela leur donne un accès aux média nationaux, dont bien sûr Perpignan, Béziers, bien plus que Beaucaire, ont bien sûr besoin au départ d’un bloc de gens vigoureusement hostiles à la société multi-ethnique et multi-culturelle. Mais ça ne vous fait pas une majorité. On le voit bien avec les niveaux actuels de Marine Le Pen et Eric Zemmour : la radicalité ça vous dégage un espace mais ça vous y enferme aussi.

Comment combattre cette fausse théorie ?

Il faut d’abord comprendre qu’on n’adhère pas à quelque chose qui soit uniquement “contre”. À gauche en particulier on imagine le racisme sous les simples traits de l’exclusion et des discriminations. C’est une erreur : c’est aussi une vision du monde, un projet politique et même une utopie. Car s’il y a une part “contre” il y a une part “pour” : c’est édifier une société que l’on s’imagine enfin solidaire, harmonieuse, grâce à sa purification. Le rejet de l’autre prend son sens dans le fait qu’il est vu comme un moyen d’assurer la réussite du collectif que l’on veut régénérer. Partant de là, la question pour les opposants ce n’est pas de proposer une autre vision organique de la société, d’aller concurrencer sur son terrain, c’est de proposer une autre offre idéologique, un autre projet qui soit assez mobilisateur pour être préféré.

Recueilli par Olivier SCHLAMA

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