Patrimoine : La tradition de la bouvine menacée de folklorisation touristique

Le taureau mythique. Ph. Etudes Héraultaises.

Coutume culturelle bien ancrée en Camargue autour du taureau et du cheval, peu connue ailleurs, la bouvine n’est apparue telle qu’elle est organisée, en saisons, que depuis un siècle. Le sociologue Guy Laurans en explique les linéaments et s’inquiète à la fois de la montée des eaux et de sa possible artificialisation pour plaire aux touristes.

La tradition fait florès. Point d’ancrage encore plus fortiche depuis les confinements, elle est un horizon pour beaucoup. C’est le cas de la bouvine ; un ovni que cette coutume qui n’a rien d’ancestral et qui se folklorise à l’envi. Un sociologue héraultais, Guy Laurans, s’est penché longuement sur cet univers dans la jolie publication Etudes Héraultaises sous la direction de Christian Guiraud.

Du monde de la bouvine aux joutes en passant par le tambourin ou la rame, les sports culturels sont en phase avec le besoin de retrouver ses racines et celui d’une “local attitude”. Certains sports sont en ébullition depuis qu’ils ont, à l’instar de la bouvine, “pris conscience qu’ils pouvaient tout perdre”… Comme nous l’expliquions dans Dis-Leur ! dans un dossier documenté ICI ou quand nous expliquions que le tambourin, la rame et les joutes sont à la recherche d’un second souffle ICI. Ou enfin quand le pape de la question explique que certains sports traditionnels peuvent disparaître, à lire ICI.

Omniprésence de la “défense des traditions taurines”

Guy Laurans. DR.
Etudes Héraultaises. Ph. O.SC.

Pourquoi une telle étude, exhaustive, du monde de la bouvine aujourd’hui ? “Cette année, pendant la saison de bouvine, en printemps-été, la presse lui a consacré une place exceptionnelle davantage que d’ordinaire”, répond Guy Laurans qui a, dit-il, remarqué l’omniprésence du thème de la “défense des traditions taurines” dans la région. Le covid avait, quant à lui, interrompu les courses camarguaises pendant deux ans. Leur reprise a été d’autant plus spectaculaire.

Montée du niveau de la Méditerranée

Intérêt supplémentaire, il y a aussi en cours une demande de classement à l’Unesco de la tradition bouvine. Le sociologue dit, enfin, se poser avec acuité la question de l’avenir de “certains espaces régionaux au regard de l’évolution climatique et notamment de la montée des eaux, du niveau de la Méditerranée et de la fragilisation de toute la zone littorale languedocienne. Et la bouvine est, là, en première ligne. Et que l’on n’en prend pas forcément toute la mesure… Et on s’est demandés pourquoi.”

“Les courses camarguaises sont organisées en fonction d’une race de taureau très spécifique…”

Visite de la manade Cavallini. Photo : Etudes Héraultaises.

Les fondements sont clairs. “Les courses camarguaises sont organisées en fonction d’une race de taureau très spécifique. Celle-ci est ancienne en Camargue ; elle s’est un peu perdue fin 19e siècle et les manadiers historiques comme Folco de Baroncelli (lire-ci-après) ont tenté de reconstituer cette race. Ils ont régulièrement accompagnés des chevaux de Camargue, une race elle-même spécifique au delta. Tout ceci limite géographiquement l’expansion de la bouvine. Pour autant, c’est un milieu assez fermé…”

Essentiellement en Camargue et Petite Camargue

La bouvine ou bouvino désigne l’ensemble des traditions du milieu taurin autour du taureau Camargue avec l’aire géographique d’extension de son élevage et des jeux qui l’entourent (course camarguaise), s’exprimant par tout ce qui se rapporte au monde des biòuLocalisé dans les départements des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, le Sud du Gard et l’Est de l’Hérault, la bouvine est pratiquée essentiellement dans la région naturelle de la Camargue et de la Petite Camargue. Le personnel identifiant la bouvine est composé de raseteurs, de tourneurs, du manadier et gardian, des musiciens et du tambourinaïre.

Label de “tradition”

Levée des tridents. Photo : Etudes Héraultaises.

Guy Laurans le redit : même si cette coutume culturelle n’est pas immémoriale, “les ethnologues sont d’accord pour lui accorder le “label” de tradition qui n’est pas nécessairement quelque chose de très ancien mais qui est de l’ordre de la création continue”. 

Quelque 150 manades

Le sociologue ajoute : “On considère qu’il y a environ 150 manades et quelque 180 manadiers. Il y a très peu de salariés. En revanche, il y a des amateurs bénévoles, des passionnés qui passent leurs loisir à donner un coup de main. Aussi bien pour planter des piquets de clôture que pour participer aux abrivados. Ils sont indispensables à la vie des manades ; ils sont assez nombreux, peut-être deux mille. Et il y aussi les membres des clubs taurins qui sont les organisateurs des courses camarguaises de village ; là aussi, cela représente plusieurs milliers d’adhérents. Et environ 150 à 200 razeteurs et apprentis razeteurs.”

Un tableau intéressant de défense à tout prix d’une culture qui n’est pas issu d’une longue tradition mais une folklorisation liée au tourisme”

Tommy lâcher de taureaux. Ph. Etudes Héraultaises.

Son message ? Cette fixation du monde de la bouvine – associations de manadiers, les organisateurs de courses camarguaises et le monde du félibrige, extrêmement présent dans la culture taurine est née d’une volonté d’attirer le touriste. “Ce monde-là est un tableau intéressant de défense à tout prix d’une culture qui n’est pas issu d’une longue tradition mais une folklorisation liée au… tourisme… Le folklorisme, comme le disent les anthropologues, c’est une fixation très culturelle en vue de le présenter aux touristes ; ça tombe certes bien : une bonne part de l’économie régionale est justement liée au tourisme”, décrypte Guy Laurans.

“Toute une organisation pour présenter leur bétail dans des fêtes locales et des courses camarguaises…”

Les premières manifestations de ce monde si spécial de la bouvine, du bioù, des arènes… apparaît historiquement à la fin du 19e siècle. Pas avant. “C’est à ce moment-là que l’on voit apparaître un certain nombre d’éleveurs, une vingtaine à peine, de taureaux et de chevaux de Camargue en vue de jeux taurins. Des jeux de village propres à la Camargue et à la Petite-Camargue, cette zone de basse plaine, du Gard et de Lunel-Montpellier. Ils mettent déjà en oeuvre toute une organisation pour présenter leur bétail dans des fêtes locales et des courses camarguaises. Cela prend peu à peu de l’ampleur jusqu’à atteindre aujourd’hui plus de 150 manadiers sur un territoire, par ailleurs plutôt réduit par rapport à ce qu’il était il y a un siècle.”

Les élevages de taureaux en Camargue (1977). Ph. Etudes Héraultaises.

“Des jeux taurins depuis le 16e siècle…”

“Depuis le 16e siècle, il y a des jeux taurins mais répartis dans quelques fêtes locales annuelles et aussi de grandes cérémonies quand, par exemple, le roi de France et des hauts personnages parcourent notre région : on leur offre des fêtes où l’on voit apparaître des confrontations entre les hommes et les taureaux. Mais c’est plutôt rare et singulier. On n’est pas, à cette époque, dans la coutume ou mieux dans la saison telle qu’on la connaît de nos jours. Cette saison pleine on peut la dater de 1900, environ.”

Spontanés et anarchiques à l’origine

Le point de départ important, c’est que ces jeux taurins étaient spontanés et relativement anarchiques et qu’ils ont été codifiés par des membres du félibrige. Ce dernier est un mouvement littéraire créée par l’immense Frédéric Mistral vers 1850 réunissant des poètes du Languedoc, notamment de langue provençale dans un périmètre allant de Avignon, Aix-en-Provence, Marseille, Nîmes. “Il est devenu, précise Guy Laurans, progressivement un mouvement littéraire plus large du fait que, d’une part, parce que Mistral s’est beaucoup intéressé aux coutumes provençales ; c’est lui qui a, d’ailleurs, été le fondateur du musée d’ethnologie Arlaten, à Arles.”

L’importance de l’apport de Folco de Baroncelli

Baroncelli en chef Sioux… Ph. Etudes Héraultaises.

Ce n’est pas tout. “C’est l’un de ses disciples, Folco de Baroncelli, un aristocrate avignonais, mauvais poète mais bon organisateur de coutumes culturelles, ayant créé sa propre manade dans la région d’Arles. C’est lui qui a en fixé toute une gamme de jeux taurins. Avec les taureaux. Mais aussi avec les chevaux : l’année dernière, on a d’ailleurs remarqué l’organisation “d’olympiades camarguaises reprenant les jeux inventés par Folco de Baroncelli, qui sont un mix de jeux avec taureau et avec cheveaux.” Ce dernier est considéré comme “l’inventeur” de la Camargue. Il en a exploitée des traditions et en a instauré de nouvelles en s’inspirant ni plus ni moins du Wild West Show de… Buffalo Bill quand il passa dans le Midi !

Un parallèle avec le développement du tambourin

Y a-t-il autre exemple de coutume culturelle au développement identique à la bouvine ? Guy Laurans répond qu’il y a un parallèle : “Si on reste dans la sphère culturelle occitane, l’une des manifestations qui s’en rapprocherait le plus, c’est le jeu de tambourin. Les courses camarguaises, d’un certain côté sont comme le tambourin, un sport, organisé par une fédération sportive. Et le tambourin s’est installé principalement dans l’Hérault vers la même époque, 1870-1875. C’est assez contemporain de la fixation historique des courses camarguaises dans une zone géographique voisine, entre Lunel, Montpellier, Pézenas, Béziers. Là aussi, c’était un jeu de village qui intéressait les viticulteurs et petits propriétaires devenu donc un sport de la même manière…”

Le tourisme de masse détériore les traditions culturelles et les transforme en spectacles folkloriques artificiels”

Arènes de Marsillargues. Ph. Etudes Héraultaises.

“Manades, je vous aime !” : à travers une opération récente, à l’été 2022, de la part de certaines collectivités territoriales et d’élus de Petite Camargue, ont donné un coup de main aux éleveurs qui étaient en difficulté suite à la perte d’activité due à la crise du covid.

“Il s’agissait d’organiser des journées de visites dans les manades. Notamment à l’intention des touristes. Je ne suis pas très optimiste pour l’avenir de la bouvine : il y a des études menées par des sociologues, anthropologues, des économistes, etc., sur les effets du tourisme de masse sur les cultures régionales voire nationales. Ce tourisme-là détériore les traditions culturelles et les transforme en spectacles folkloriques artificiels. Beaucoup de manadiers qui vivent de façon sincère leur passion pour les taureaux camarguais vont être rapidement en porte-à-faux vis-à-vis de cet afflux annoncé de touristes…”

Olivier SCHLAMA

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