Made in Occitanie : Bleu de Chauffe revisite avec succès le cuir ouvrier

Alexandre Rousseau est le designer et cofondateur de Bleu de Chauffe, basée à Saint-Georges-de-Luzençon, au pied du viaduc de Millau, en Aveyron. Il dit : Chez nous, pas de travail à la chaîne : chaque sac est fait de bout en bout pas un seul artisan qui, d'ailleurs, le signe de son prénom. Cela en fait une pièce unique avec une traçabilité parfaite", Photo : Olivier SCHLAMA

Inspiré de l’univers prolétaire du XXe siècle, les sacs et besaces en cuir qui sortent de l’atelier d’artisans-maroquiniers Bleu de Chauffe, au pied des majestueux pilônes du Viaduc de Millau (Aveyron), sont une réussite commerciale depuis 2009. Cette discrète société, qui revisite le style ouvrier, aux valeur durables et environnementales, est pionnière dans la région Occitanie dans le domaine du made in France. Reportage chez ces orfèvres de la surpiqûre, du tannage et du mousqueton.

Sous l’épaisse chape de brouillard matutinal, percent les couleurs de l’automne. Champs vert puissant, marronniers aux chatoyants dégradés roux et pain brûlé. Une nature de caractère. Comme ses Aveyronais d’habitants qui l’affichent. “OGM en prison” ; “Roquefort oui, bleu, non” ; “D’autres mondes sont possibles…” Au pied du majestueux viaduc de Millau, les slogans passés ont du mal à faner sur les pourtant vieux panneaux de bois de fortune qui rappellent les luttes, nombreuses, et parfois victorieuses à l’image du combat anti-gaz de schiste, une exploitation qui aurait détruit le paysage. “Ici, dans le repère de José Bové, c’est un pays d’engagés”, revendique avec fierté et en sourire cette jeune femme carreleur de profession.Ici, on a le cuir tanné. La petite entreprise Bleu de Chauffe, sise à deux pas du centre de Saint-Georges-de-Luzençon, créée en 2009, semble avoir toujours existé. En seize collections, deux par an,  la marque de maroquinerie de luxe, mais pas inaccessible, 100 % made in Aveyron, s’est installée dans le paysage régional, au coeur du pôle cuir.

Le stock de peaux, la richesse de Bleu de chauffe. Photo : Olivier SCHLAMA.

La discrète société, dont les sacs d’inspiration workwear (vêtements de travail, plombier, serrurier et autres professions manuelles) sont vendus dans les plus chics boutiques de l’Hexagone, emploie 25 salariés et réalise un chiffre d’affaires annuel de 2,4 millions d’euros.  La réussite lui va bien. Trop à l’étroit, elle déménagera bientôt dans des ateliers plus vastes (1 000 m2) et flambant neufs. Plus de 1,3 millions d’euros d’investissement payés à tempérament sous forme d’une sorte de leasing et avec des aides, notamment de la région Occitanie. La réussite de ces pionniers a même “permis de participer à la pérennisation de la tradition du cuir en Aveyron”, savoir-faire ancestral, souligne Alexandre Rousseau, désigner et cofondateur de Bleu de chauffe qui a plus d’un tour dans son sac.

Dans cet atelier, le cuir, les outils, les machines à coudre… Tout est vintage ! Sauf les artisans maroquiniers, jeunes.

Façade anonyme. Parking de zone artisanale sans âme. De l’extérieur, rien ne distingue la présence de ces ateliers où se pratiquent et se transmettent de jolis gestes de fabrication artisanale ; d’où sortent quelque 17 000 sacs, en cuir tannés végétal, 100 % fait main. Quatre hauts murs blancs entourent les lieux. A l’intérieur, c’est un univers en soi. Un camaieu. D’abord l’odeur, entre pain d’épice et fragrance sucrée, agréablement entêtante. Unique. Ensuite, l’ambiance de travail. De simples transistors crachotent, ce jour-là, des chansons de la fin du XXe siècle… Des machines à coudre Pfaff trônent devant chaque ouvrière. Des outils manuels à l’envi, que l’on imagine destinés à des gestes précis, regardent chaque poste de travail. Tout est vintage ! Sauf les artisans, jeunes.

Alexandre Rousseau : “On ne veut pas être enfermés dans une mouvance. On est à la mode mais on n’est pas dans une mode. Car une mode ça se démode”

Shéhérazade a 32 ans et un passé comme… surveillante dans un collège. “Je suis entrée dans cette société il y a un an, dit-elle. Je n’avais jamais fait ça avant ! J’aime tout, notamment le côté noble du cuir.” Et Alexandre Rousseau d’avancer : “Nos produits plaisent en outre parce que le style est durable et les sacs fonctionnels.” Ce côté vintage, dans un monde en perpétuel mouvement, et qui baigne dans la dictature de l’instantané, plaît car il rassure. “C’est un tout : un concept et un style. On dit de nous que l’on fait du slowfashing (1) Nous, on ne veut pas être enfermés dans une mouvance. On est à la mode mais on n’est pas dans une mode. Car une mode ça se démode”, comme dirait Chanel. “Par exemple, on ne fera pas des sacs en python parce que la mode est au python…”

“Nous ne prenons que des apprentis que nous formons, précise-t-il. J’ai beaucoup voyagé, dans une précédente vie professionnelle, y compris en Asie. Le travail à la chaine et les ouvriers qui dorment au pied de leurs machines à coudre ou empilés dans des dortoirs pour le compte de grandes maisons de luxe françaises, je connais…  Chez nous, pas de travail à la chaîne : chaque sac est fait de bout en bout pas un seul artisan qui, d’ailleurs, le signe de son prénom. Cela en fait une pièce unique avec une traçabilité parfaite”, confie Alexandre Rousseau. Le marketing, moderne, affleure. L’homme est affable et simple. Parle doucement.

Ancien de la marque le Coq sportif, entre autres, Alexandre Rousseau décide en 2009 de se lancer dans ce créneau des sacs de métiers qu’ils réinventent pour qu’ils soient à la fois beaux et fonctionnels. Avec son associé, Thierry Batteux, il crée Bleu de chauffe – le nom, jadis, des tenues de travailleurs manuels, costaudes et fonctionnelles, Dans un certain sens hype, avant-gardiste. “On a emprunté 60 000 euros via Oséo et on a mis 50 000 euros de notre poche. C’était, comment dire, un peu utopique ! Mais on savait ce que l’on voulait : de belles matières, de beaux produits. ” Même s’ils prennent un risque que personne n’avait pris avant eux, tous deux sont quand même des experts dans ce milieu. Certes, la crise économique est passée par là ; le circuit de distribution classique souffre, mais ils arrivent à être référencés dans les grands noms de la mode : le Bon Marché, BHV, Mister Porter, Galeries Lafayette… La première année, le chiffre d’affaires plafonne à 90 000 euros. “Aujourd’hui, on atteint 2,4 millions d’euros”, confie Alexandre Rousseau.

“Nous travaillons avec des tanneries pas de mégisseries car nous avons besoin de beaux cuirs épais. De la vachette. Du taurillon. Du veau.”

Quelles que soient les vicissitudes économiques, la marque de fabrique, c’est : aucune concession à la qualité. “Nous travaillons le plus possible avec des ressources locales. Il y a encore un savoir-faire et des gens qui pratiquent ces métiers d’artisans-maroquiniers. Nous nous fournissons dans l’écosystème du cuir en Aveyron, à la tannerie Arnal à Rodez et avec d’autres tanneries pour des cuirs de renfort et un peu aussi dans le Nord de la France, chez Masure, notamment, et une autre à Bédarieux, Valeix. Quant à nos toiles, la plupart sont achetées en France chez le dernier fabricant de toile enduite Latim. Nous avons ajouté quelques toiles provenant de Bristish Millerain qui est LE fabricant anglais de toile. Nous travaillons avec des tanneries pas de mégisseries car nous avons besoin de beaux cuirs épais. De la vachette. Du taurillon. Du veau.” Chaque pièce est tannée de façon végétale, sans chrome, au châtaignier, au mimosa, etc.”

Dehors, le brouillard se déchire. Le Viaduc se découpe comme une pièce de cuir dans le ciel aveyronnais. La petite entreprise, elle, touche son cuir.

Olivier SCHLAMA

  • (1) Expression anglo-saxone utilisée par opposition à la notion de fast fashion. Elle désigne des collections de vêtements conçus pour allier mode, qualité et possibilité de conservation au minimum d’une saison sur l’autre.  Elle se positionne aussi sur la mise en avant de produits faits avec des matières premières et des techniques de production et d’approvisionnement respectueuses de l’environnement et de conditions de travail socialement responsables.