Franc-maçonnerie : “L’enseignement du fait religieux est une urgence”

Héritière de trois siècles d’histoire et de culture maçonniques la Grande Loge de France (GLDF) est la plus ancienne de l’Hexagone. Elle “s’inscrit comme fer de lance de la voie maçonnique traditionnelle”. Dans un paysage maçonnique en pleine progression en France, Philippe Charuel, 61 ans, élu Grand Maître de la GLDF en 2015, a donné une conférence sur la franc-maçonnerie, à Sète – une première – vendredi dernier pour célébrer le 50e anniversaire de la loge locale, Le Delta de Saint-Clair. Diplômé d’une école de commerce, à Lyon, il a répondu aux questions de la rédaction de Dis-Leur !

La franc-maçonnerie a-t-elle encore sa place au XXIe siècle ? Laquelle ?

Plus que jamais. Tout d’abord, les effectifs et la progression de la franc-maçonnerie en témoignent. Pour ne prendre que la Grande loge de France, quand moi j’ai été initié, il y a 33 ans, nous étions 14 000. Nous sommes 34 000 aujourd’hui. Et il en est de même au niveau de la progression pour l’ensemble des obédiences françaises.

Comment l’expliquez-vous ?

Tout d’abord par le fait que nous sommes dans un monde de plus en plus impersonnel. Où l’on est dans l’escalade de la progression sur le plan technologique. Mais où l’homme ne trouve plus forcément sa place. On constate un manque de spiritualité patent. Et la franc-maçonnerie offre justement une voie tout à la fois humaniste ; l’homme à construire au coeur-même de notre démarche et spirituelle avec des spiritualités plurielles qui vont s’exprimer sous de nombreuses formes. Celà correspond à un besoin de nombreux jeunes d’aujourd’hui. Donc, quand on va dans le monde des jeunes, effectivement, ça fait mouche ; et de nombreux jeunes rejoignent la franc-maçonnerie.

Philippe Charuel : “Quand on va dans le monde des jeunes, effectivement, ça fait mouche ; et de nombreux jeunes rejoignent la franc-maçonnerie”

Cette démarche reste quand même toujours élitiste…

Cela dépend par ce que l’on entend par élitiste. Ce n’est pas l’élitisme de la condition sociale. Ce n’est pas l’élitisme des diplômes. C’est l’élitisme du comportement et des valeurs. C’est-à-dire que l’on peut tout à fait refuser dans nos rangs un homme politique important ou un gros chef d’entreprise s’ils ne partagent pas nos valeurs.  Notamment des valeurs comme le respect de la dignité humaine, des valeurs éthiques, etc. Et puis on va prendre chez nous un simple artisan qui est un homme de qualité. Qui a bon fond. Qui a la motivation pour essayer de se parfaire. C’est donc un élitisme, bien évidemment. Mais un élitisme basé sur des valeurs.

Vous dîtes que la franc-maçonnerie progresse mais comment est-ce possible ? C’est une démarche qui prend du temps ; il faut être “élu”… Est-ce que cela ne va pas à contre-courant du règne de l’immédiateté ?

C’est justement parce que cela va à contre-courant que lorsque la franc-maçonnerie est bien développée, notamment par ce genre de conférence, ça pose question à de nombreuses personnes. Et qui se disent eh pourquoi je m’inscrit dans une logique d’immédiateté, de vitesse alors que là j’ai une possibilité d’entrer dans un groupe de réflexion où je me pose, je prends du temps, j’approfondis et où je vais aux vraies valeurs. Tout simplement.

Quelle définition avez-vous de la franc-maçonnerie ? Une introspection collective… ?

La démarche maçonnerie est individuelle mais qui ne peut fonctionner que par le collectif qui est la loge. S’il n’y a pas les autres, il n’y a pas de démarche. Ce sont les autres qui vont fonctionner consciemment ou inconsciemment comme des éveilleurs de conscience et vont nous permettre de poser des questions fondamentales sur notre propre comportement. Sur notre propre fonctionnement. Et c’est cela qui va nous permettre, par la suite, d’y apporter des améliorations et des corrections.

Votre obédience travaille sur quels sujets plus particulièrement ?

Au niveau d’une loge, on ne travaille pas sur un sujet de société en particulier. On travaille sur trois types de travaux : d’abord, les travaux spécifiques aux différents degrés de la franc-maçonnerie puisque c’est une démarche graduelle et progressive (l’apprenti doit montrer au bout d’un an ou deux aux frères de la loge qu’il possède l’enseignement de son degré au travers d’un travail ; le compagnon, idem…) Le deuxième type de travail c’est, selon un fil conducteur qui est décidé par le président de la loge, des travaux complémentaires qui vont s’égrener tout au long de l’année et qui vont venir aborder une problématique que l’on aura choisie. Enfin, le 3e type de travail, c’est le Grand maître de la Grande Loge de France qui décide pour les 942 loges de l’Hexagone d’un sujet à travailler qu’il va leur adresser. Une synthèse régionale va remonter qui alimentera une synthèse nationale.

“C’est une photographie du fonctionnement de la société par des gens qui ont une certaine motivation de participer à l’amélioration de cette humanité”

Quel est l’intérêt de ce travail ?

Pour ceux qui y auront participé, ils se seront enrichis eux-mêmes avec ces travaux. D’une façon plus générale, les grosses institutions telles que l’Assemblée nationale, le Sénat, l’Académie des Sciences, etc. vont nous en demander copie. Pour en faire quoi ? D’abord, pour les capitaliser. Pas forcément pour les utiliser immédiatement mais ultérieurement au moment où il y aura un projet c’est toujours intéressant de voir ce que des dizaines de milliers d’hommes ont pondu, sachant que la franc-maçonnerie, dans sa composition, est très diverse : il y a des artistes, des enseignants, des chefs d’entreprise, des scientifiques… Il y a de tout dans une loge. C’est intéressant parce que c’est une photographie du fonctionnement de la société par des gens qui ont une certaine motivation de participer à l’amélioration de cette humanité.

Philippe Charuel à Sète vendredi dernier. Photo : DR.

On connaît les apports historiques de la franc-maçonnerie, comme la loi Neuwirth, votée jadis. Aujourd’hui, qu’apporte-t-elle concrètement ?

Lorsqu’il y a eu la loi Neuwirth (1), la loi sur l’avortement, la loi Veil, etc., ça faisait suite à un travail de plusieurs décennies ! Ce n’est pas un truc que l’on fait comme certains aujourd’hui dans l’immédiateté. On ne se pose pas la question pour y répondre avant la fin de l’année. Ce n’est pas comme cela que fonctionne la franc-maçonnerie. Aujourd’hui, les thèmes récurrents sur lesquels nous travaillons dans les loges et les commissions extérieures où les frères vont travailler, c’est le transhumanisme (2) et tout les dangers que cela fait courir ; c’est le handicap avec la construction d’un regard nouveau ; un regard d’excellence et non pas un regard de compassion ; c’est les travaux avec la jeunesse pour imaginer de nouvelles perspectives de vie. A contrario, la Grande Loge de France ne travaille pas sur les changements du Code du Travail. Car là on ne touche jamais directement aux politiques. Jamais. Chaque frère est libre à titre individuel.

Notre spécialité, c’est l’humanisme. Tout ce qui va toucher à l’homme et la spiritualité de façon plurielle. Par exemple, on pense que l’enseignement du fait religieux – je n’ai pas dit de la religion – dans l’école de la République est une urgence. De façon à ce que toutes les communautés, tous les enfants puissent connaître exactement la vérité sur leur religion, leur origine et celles des autres. Pour pouvoir mieux s’accepter. Si on ne passe pas par cela, les situations explosives que l’on est en train de connaître, se multiplieront et prendront de l’ampleur.

Quelles sont vos récentes prises de position ?

Lors du second tour de la présidentielle, j’ai simplement rappelé nos valeurs que certains de nos frères ont payé de leur vie lors de la Deuxième guerre mondiale. Et que si l’un des deux candidats ne s’inscrivait pas dans ces valeurs, le second s’y inscrivait. Dès lors, il faudrait que les hommes prennent leurs responsabilités. Je n’ai pas donné de consigne de vote en disant : “il faut voter Macron”. Mais c’était très clair que tout le monde avait compris.

Propos recueillis par Olivier SCHLAMA

  • (1) La loi Neuwirth votée le 19 décembre 1967 autorise l’usage des contraceptifs, notamment la contraception par voie orale (pilule).
  • La commission d’éthique travaille sur les questions d’éthique et de bioéthique. Elle a été créée en 2006 sous l’impulsion de Pierre Simon, ancien grand maitre, cofondateur en 1958 du Mouvement français pour le planning familial. Ce gynécologue a aussi travaillé aux côtés de Simone Veil et de Lucien Neuwirth à l’évolution des lois dans le domaine de la contraception. Il fut le premier à introduire la notion d’éthique dans le monde médical.
  • (2) Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel prônant l’usage des sciences et des techniques pour améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. En utilisant notamment les biotechnologies pour résoudre souffrance, handicap, maladie ou vieillissement.