Enquête inédite : Masque et identité jouent à cache-cache

Des sociologues lancent une enquête inédite à laquelle tout le monde peut participer pour comprendre “les usages sociaux, spatiaux et culturels du masque ». Pas impossible par exemple de voir non pas des bikinis mais des “trikinis” sur la plage !

Ce masque qui nous défigure. Nous contraint. Nous protège aussi. À cause duquel on dévisage nos vis-à-vis qui dessillent leurs yeux… Bas les masques ! À force de nous barrer nez et bouche, de s’imposer dans notre vie quotidienne, le morceau de tissu que le covid-19 nous oblige à porter interroge les sociologues qui veulent comprendre comment on s’y est habitués – ou pas – et comment on l’intègre – ou pas – dans nos vies. “C’est un peu l’équivalent du heaume de chevalier, dont la fonction était de protéger de l’extérieur mais sa version moderne qui protège aussi les autres…”, formule Christophe Gibout, sociologue à l’université du littoral côte d’Opale, l’un des promoteurs d’une étude unique en son genre. Le masque est du côté de la vie. On ne parlera pas ici du masque Dogon, du masque de Zorro et des super-héros, du masque vénitien…

Le masque est-il devenu un élément de séduction ? Voire un accessoire érotique ? Mais aussi : “Quel est son impact dans vos relations amicales et de voisinage”

Christophe Gibout, sociologue. DR.

Pour la première fois en France, “avec mes collègues universitaires de l’Ulco (Université littoral côte d’Opale), des Universités de Paris et Rennes 2 nous lançons une grande enquête nationale portant sur le port du masque pour en comprendre les usages sociaux, spatiaux et culturels”, explique Christophe Gibout, sociologue. “Toute réponse est importante”, avertit l’enquête à laquelle tout le monde peut accéder et qui a déjà été remplie par 456 personnes. “Êtes-vous pour ou contre le port du masque ?” ; “En portiez-vous avant ?” ; “Quelle importance cela avait-il pour vous avant la pandémie ?” “Que pensez-vous quand vous voyez quelqu’un sans masque à l’extérieur ?” Les questions se succèdent. De quoi s’interroger puissamment.

Y compris celles plus étonnantes sur une possible “personnalisation” de son masque ou son association éventuelle avec ses vêtements ; “Est-il devenu un élément de séduction ?” Voire un accessoire érotique ? Mais aussi : “Quel est son impact dans vos relations amicales et de voisinage”, en sachant que la loi jusque-là interdisait tout port de masque et de tissu susceptibles de couvrir le visage… Bref, le questionnaire couvre toute la panoplie du questionnement que pose, aujourd’hui, ce nouvel objet si peu innocent que cela.

Marqueur de différences sociales et culturelles

Premières observations, à confirmer : d’apparence banale, le masque pourrait être, lui aussi, un marqueur de différences sociales et culturelles. “Dans les catégories sociales populaires, énonce Christophe Gibout, il semble que globalement on porte moins le masque. D’abord parce que en acheter représente un coût non négligeable, surtout pour les familles nombreuses. Il y a aussi sans doute un septicisme plus fort vis-à-vis de l’autorité et du discours savant.” Même s’il y a un distinction générationnelle.

Les ados, plus disciplinés, peuvent se sentir émancipés et dire qu’ils ne sont, au moins sur ce point, plus des enfants…” 

Christophe Gibout, sociologue
Masque chirurgical. Ph. O.SC.

Les ados, eux, semblent, d’après les premiers résultats de l’enquête, “plus disciplinés. Ça les arrange, en quelque sorte, sourit Christophe Gibout. D’abord il y a un effet d’habituation comme on l’a vu dans l’enquête de l’institut Pasteur sur Crépy-en-Valois, avec un foyer important et touché longtemps gravement par le coronavirus et qui fait encore partie des foyers résiduels. Pour une fois, ce positionnement ça les arrange en quelque sorte : ils peuvent se sentir émancipés et dire qu’ils ne sont, au moins sur ce point, plus des enfants…”

Beaucoup de personnes âgées sans masque…

Christophe Gibout poursuit : “Toujours d’après nos premiers dépouillements complets, beaucoup de personnes âgées ne portent pas de masque sur le visage ; elles ont pourtant un discours très sécuritaires vis-à-vis de la pandémie mais elles rechignent souvent à porter un masque. C’est une réaction, là aussi à confirmer, qui nous a surpris. C’est peut-être un phénomène de ras-le-bol, après avoir eu un sentiment d’exclusion, d’être des personnes à risques à qui on intimait presque l’ordre de rester confinées… Il y a ainsi un effet de compensation.”

Le masque est mieux porté dans certaines régions comme les Hauts-de-France ou le Grand-Est que dans le Grand-Ouest. Et sans doute un peu moins porté dans le Sud, probablement à cause de la chaleur qui y règne”

Généralement, on s’aperçoit que le masque  est “mal porté”, comme Dis-Leur vous l’expliquait en interrogeant des spécialistes, basés à Nîmes. Souvent, on le fixe sous le… nez ; on le décroche pour parler ; on le réduit sur la gorge ou le front. Certains jouent même avec ! Ce qui a, d’ailleurs, a un effet pervers puissant : quand on remet le masque on aspire les bactéries que l’on a ramassées sur le front ou le cou qui y sont présentes… “Géographiquement, le masque est mieux porté dans certaines régions comme les Hauts-de-France ou le Grand-Est que dans le Grand-Ouest. Et sans doute un peu moins porté dans le Sud, probablement à cause de la chaleur qui y règne ; on a constaté ce phénomène dans le Nord quand on a eu quelques jours de très beau temps en mai dernier.” Et une méfiance plus importante vis-à-vis de la “capitale”, exhaussée par l’effet “Raoult” à Marseille ?

On se concentre sur les yeux, le regard, la gestuelle

“Nous n’avons pas assez d’éléments pour l’affirmer ou l’infirmer”, répond christophe Gibout. Au-delà, le masque est évidemment, par définition, “davantage porté par les personnels soignants et paramédicaux”. On s’en serait douté. “Le masque est davantage qu’un morceau de tissu, précise-t-il. Il nous oblige à nous concentrer sur les yeux, le regard, la gestuelle. Ainsi, je serais curieux de connaître ses effets sur de très jeunes enfants privés ainsi d’interactions totales.” Avant de renchérir : Va-t-on faire progressivement tout un travail de mise en valeur de la chevelure ? Accentuer le maquillage des yeux ? Et quid du masque dans l’espace intime ? Pour ceux qui pratiquent le vagabondage sexuel…? C’est une sorte de capote de visage…”

Du bikini au… “trikini” !

Plus plaisant, “on voit bien apparaître un effort de travail esthétique. Là il y a une inscription bien à soi. C’est quelque chose qui se crée et qui cache un secret ; c’est à la fois une exhibition qui montre et qui cache quelque chose. On constate même des revendications identitaires, des signes, des logos, des messages politiques dessus ! Lors de la dernière Fête de la Musique, certains avaient un instrument de musique imprimé sur leur masque. Et on peut imaginer qu’il y ait pour certains une volonté de tellement bien coordonner ces bouts de tissus avec le reste de son habillement que l’on pourra voir bientôt des… “trikinis” ! C’est-à-dire un maillot comme le bikini mais qui devient “trikini” avec la 3e pièce assortie qu’est le masque. Le masque perturbe fortement l’esthétique : maquillages, rouge à lèvres etc. ne sont plus visibles ; il cache le visage qui est aussi traditionnellement “un instrument de séduction”. Ainsi accessoirisé, designé, il est rendu acceptable. “L’assortir au reste de ses vêtements est une bonne solution pour combler ce déficit.” 

“L’action des masques est censée revigorer, rajeunir, ressusciter la nature et la société”

Et d’ajouter : “En Corée, au Japon et même en Chine, les habitants ont pris l’habitude du masque ; dans les pays du Maghreb, les femmes sont voilées. Or, la loi française interdit de se cacher le visage. Comment cette loi va-t-elle évoluer ? Le masque est lié aussi au retournement du monde. C’est le cas dans le carnaval où les participants sont donc masqués mais provisoirement et l’abandonnent quelques temps après la fête.” Et de philosopher : “Ces masques me font penser à un vieux livre du sociologue Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes qui insiste sur “l’action des masques (qui) est censée revigorer, rajeunir, ressusciter à la fois la nature et la société.” Pour que les masques tombent.

Olivier SCHLAMA

👉 Pour accéder à l’enquête cliquez  ICI

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