École : Luc Ferry, “sans éducation, l’enseignement devient impossible…”

Luc Ferry, propose ses "Réflexions sur l'école" afin de "renouer avec le bon sens..." Phto DR

Philosophe, agrégé, docteur en Sciences politiques et ancien ministre de l’Education nationale et de la Recherche (entre 2002 et 2004) Luc Ferry livre dans son nouveau livre Réflexions sur l’école – Pour renouer avec le bon sens, aux éditions Privat, ses solutions pour faire face aux problématiques de l’école d’aujourd’hui. Il a répondu aux questions de Dis-Leur !

Premier constat de votre livre, la montée de l’illettrisme : “30 à 35 % des enfants se trouvent en grande difficulté de lecture et d’écriture à l’entrée en 6e”, à quel moment et comment peut-on remédier à cette situation ?

Luc Ferry : Essentiellement au CP (cours préparatoire) . Il ne faut pas laisser sortir de cette année cruciale des enfants qui ne sachent pas lire car 80% des élèves qui n’apprennent pas à lire au CP n’apprennent jamais à lire. Mieux vaut redoubler un CP pour continuer sa scolarité avec des bases saines que de passer en CE1 sans avoir le niveau. C’est pour cette raison que j’ai mis en place les dédoublements de CP en 2003 afin que le maître ou la maîtresse puissent faire la remédiation au moment où l’échec commence à poindre son vilain museau.

Vous pointez les “incivilités” comme le deuxième problème majeur auquel est confrontée l’Education nationale. L’exemple récent de Combs-La-Ville où une enseignante a été agressée et la scène filmée en est l’illustration. Les sanctions prises à l’égard de l’agresseur (5 mois avec sursis et 140 heures de travaux d’intérêt général) vous semblent-elles aller dans le bon sens ?

Oui, il me semble que le sursis est une épée de Damoclès plutôt dissuasive et par ailleurs, mieux vaux condamner un élève à des travaux d’intérêt général plutôt que de l’exclure du collège ou du lycée…

Vous distinguez la part de “l’éducation” par les parents et “l’enseignement” par les professeurs. Que faire lorsque les parents sont défaillants ?

Il faut sans cesse y revenir, car ces mots ont un sens : éducation et enseignement ne se confondent pas. L’éducation, relève des parents, s’adresse aux enfants et s’incarne pour l’essentiel dans la sphère privée de la famille. L’enseignement est d’abord et avant tout l’affaire des professeurs, il s’adresse aux élèves et il se dispense dans la sphère publique des établissements scolaires.

Il y a bien entendu des recoupements entre les deux sphères. Les parents peuvent par exemple aider leurs enfants à faire leurs devoirs, à apprendre leurs leçons, et les professeurs sont bien obligés de remettre parfois les pendules à l’heure en rappelant les formes élémentaires de la civilité. Malgré tout, chacun a sa part, son travail à faire, et, pour l’essentiel, les tâches ne sont pas identiques. 

Or je prétends que si les principes de base de l’éducation, de la politesse et du respect des autres, en particulier des adultes, n’ont pas été au moins pour une part transmis très tôt, avant même la scolarisation, si nos enfants sont, comme ont disait sans fard naguère encore, « mal élevés », l’enseignement devient tout simplement impossible. Inutile de forger de grands desseins au ministère de l’éducation si les familles ne permettent plus aux enseignants d’exercer leur métier dans des conditions minimales de décence.

Vous évoquez l’idée d’une “école des parents”...

Le préalable à toute réussite de quelque réforme de l’Education nationale que ce soit, passe d’abord et avant tout par un travail avec les familles. Si on ne met pas en place, au moins pour celles qui sont le plus en difficulté, une véritable « école des parents », un lieu où on les aide à aider leurs enfants, à suivre leur travail, on ne parviendra à rien, notamment pour les 160 000 jeunes qui, chaque année, sont en situation d’échec si grave qu’ils quittent définitivement nos établissements en fin de scolarité obligatoire, sans diplôme ni qualification.

Continuer à répéter en boucle que c’est la « faute au  système », que l’école s’effondre alors que se sont d’abord et avant tout les familles qui sont en défaut, est une colossale bévue.

Un autre de vos sujets d’inquiétude, l’effondrement des vocations scientifiques en France…

Il faut redonner aux français le goût des Sciences, dès le plus jeune âge. Photo DR

La science n’a pas la place qu’elle devrait occuper dans une démocratie où c’est d’abord elle qui devrait éclairer nos débats sur l’environnement ou les défis de l’innovation. Depuis des décennies maintenant, le ministère de la culture ne reconnaît, en dehors du patrimoine, que deux champs de compétence : l’avant-garde et le show-biz, la bohème et la culture de masse.

Ce qui est fâcheux, c’est qu’il ne soit encore jamais venu à l’esprit d’aucun des titulaires de la rue de Valois que la culture scientifique pouvait aussi faire partie de ses priorités. Ce serait pourtant la chose la plus utile qui soit, autrement plus utile que de voler au secours d’une industrie « culturelle » déjà bien assez envahissante.

Alors, comment faire pour ramener les français vers les Sciences ?

Pourquoi pas, par exemple, une chaîne consacrée à la recherche et à l’histoire des sciences? Pourquoi pas des soirées thématiques genre « dossiers de l’écran » partant de films consacrées à la sciences et qui pourraient, j’en suis certain, passionner une part non négligeable du grand public ? Le succès des livres de vulgarisation en témoigne et certains savants peuvent être passionnants quand on se donne la peine de leur donner la parole et le plaisir de les écouter.

Vous regrettez que les notions d’effort et de travail soient aujourd’hui passées au second plan, pour une génération qui a le sentiment que l’autonomie et l’imagination passent avant tout ?

Il faut en effet revaloriser ce travail, mais on ne le fera pas en revenant au « bon vieux temps » et aux principes traditionnels. Les « restaurations », les retours en arrière ça ne marche jamais. Il faut le faire avec l’aide des familles et par amour pour nos enfants, en faisant comprendre aux parents qu’ il est vital pour eux de les faire travailler, de les faire entrer dans le monde de la culture et de la connaissance et que le ticket d’entrée, c’est le travail.

Quid du recrutement des professeurs ? L’idée d’autonomiser le recrutement pour les directeurs vous semble-t-elle valable ?

Non, je la trouve même scandaleuse. Ce n’est pas à un directeur d’école, qui n’est qu’un enseignant parmi les autres, de choisir des collègues qui ont déjà passé des concours qui les qualifient pour ce métier. Cette mesure, si elle était généralisée, ne ferait qu’aggraver la crise des vocations pour l’enseignement. Les anciens, qui ont acquis des points au barème, se voyant refuser leur mutation au profit de choix arbitraires qui leurs paraîtront à juste titre illégitimes.

C’est une mesure démagogique qui plait évidemment à droite parce qu’elle essaie de donner le sentiment que les établissements sont des entreprises et que leur chef est un patron, ce qui n’a de sens que dans le privé, et encore, surtout aux Etats-Unis.

Il y a un an Samuel Paty était assassiné, que peut-on faire aujourd’hui pour défendre le principe de laïcité et plus largement l’école républicaine ?

Il serait essentiel d’enseigner dans nos établissements scolaires la signification exacte de notre conception républicaine de la laïcité. Or ce n’est pas aussi simple qu’on le pense. En ces temps troublés où la culture scientifique et historique a fait place chez nos politiques à la sociologie électorale et à la com’, le mot semble avoir perdu son sens et sa cohérence. Mettons donc les choses au point.

Comme y insistait déjà Jules Ferry dans sa fameuse Lettre aux instituteurs, la laïcité n’a rien à voir avec l’athéisme. La République est attachée à la liberté de conscience religieuse, une liberté qu’elle ne saurait jamais limiter sans raison majeure, à vrai dire seulement pour assurer la coexistence pacifique des différentes convictions.

Rien ne justifie que nous devions renoncer,

sous l’influence d’une fâcheuse américanisation du monde,

à ce qui faisait le point fort

de notre tradition républicaine

Comment alors définir cette laïcité “à la française” ?

Quatre éléments forts la définissent. La laïcité, c’est d’abord la naissance de l’humanisme juridique ou, pour parler comme les philosophes, la fin du théologico-politique, que symbolise dans notre histoire la création du Parlement moderne : la source de la loi, contrairement à ce qui a prévalu pendant des siècles, et encore aujourd’hui dans les théocraties, ne doit plus être recherchée dans des textes sacrés, dans une conception religieuse de l’autorité mais dans la volonté et la raison d’êtres humains élus pour rechercher et mettre en oeuvre l’intérêt général de la nation.

Avec la Révolution Française et la naissance de l’Assemblée Nationale, c’en est donc fini du théologico-juridique, et c’est cela, au plus profond, qui constitue le noyau dur de notre conception de la laïcité. C’est en ce point précis qu’elle est indissolublement liée, deuxième élément fondateur, à la grande déclaration des droits de l’Homme de 1789 selon laquelle l’être humain mérite d’être respecté abstraction faite de ses appartenances communautaires quelles qu’elles soient : ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques et même nationales.

Cela ne signifie pas pour autant, comme on le croit trop souvent à tort, que les appartenances communautaires soient prohibées : elles sont au contraire garanties et protégées par cette vision républicaine des différences dans la mesure où c’est justement leur coexistence pacifique qui est ainsi rendue possible. Simplement, elles ne sont plus indispensables à la fondation du droit, de la morale, et plus généralement de la vie commune.

Voilà pourquoi la laïcité suppose un troisième trait, directement lié aux deux premiers : la neutralité de l’Etat qui, précisément pour préserver la paix entre les différentes confessions, se doit de n’en afficher officiellement aucune. Enfin, la laïcité exclut les idéologies du « droit à la différence » lorsqu’elles risquent de tourner à la différence des droits comme le veut la très libérale et très antirépublicaine discrimination positive, à laquelle, malheureusement, nous cédons de plus en plus aujourd’hui au grand dam des féministes républicaines comme Élisabeth Badinter.

Il faut rappeler que la notion de droit à la différence est historiquement liée à l’Ancien Régime. Elle constitue le socle de l’idéologie contre-révolutionnaire qui faisait dire à Maistre qu’il avait rencontré des Anglais, des Russes ou des Italiens, mais point « l’Homme en général ».

Les hasards – ou les nécessités – de l’histoire ont voulu que cette idée à proprement parler  réactionnaire prenne au temps de la décolonisation une fausse allure « progressiste », ce qui ne justifie en rien que nous devions renoncer, sous l’influence d’une fâcheuse américanisation du monde, à ce qui faisait le point fort de notre tradition républicaine :

L’universalisme et la conviction que le respect et la dignité des autres ne dépendent pas des communautés d’appartenance, mais d’abord et avant tout de leur humanité en tant que telle, donc d’un élément d’universalité et non d’un particularisme. C’est cela que le fondamentalisme ne nous pardonne pas, et c’est cela qu’il faut enseigner à nos enfants.

Ignorer notre passé,

refuser de savoir d’où nous venons,

c’est se condamner à ne rien compredre

au temps présent

Un mot à ce propos de la philosophie que, dites-vous, il faudrait enseigner autrement ?

Comme l’a dit Hegel, citant Bernard de Chartre, « nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ». Ignorer notre passé, pourtant si riche, refuser de savoir d’où nous venons, c’est se condamner à ne rien comprendre au temps présent. Prétendre « penser par soi-même » à dix-sept ans, sans penser d’abord avec humilité par les autres et grâce à eux, n’est qu’un trait d’arrogance supplémentaire dans la panoplie déjà bien outillée de l’enfant-roi.

“Construire enfin un programme où l’on exposerait intelligemment les grandes visions du monde qui ont scandé notre histoire…” Photo DR

Les professeurs ne sont pas des philosophes, encore moins leurs élèves. Plutôt que de leurs apprendre à pondre quelques morceaux de bravoure rhétoriques autour de sujets byzantins dont aucun d’entre nous ne détient la clef, on ferait mieux de construire enfin un programme où l’on exposerait intelligemment les grandes visions du monde qui ont scandé notre histoire, les grands moments de basculement et de rupture qui l’ont marquée. D’autant que depuis la mort de Hegel, l’histoire de la philosophie est devenue elle-même philosophique.

Aucun philosophe n’a pu depuis lors s’exempter de l’obligation d’être aussi un bon historien des idées. Pourquoi, dans ces conditions, continuer à priver nos élèves d’un savoir qui les passionnerait, qu’on pourrait évaluer et qui les rendrait, non seulement plus cultivés, mais bien mieux à même de réfléchir, d’argumenter et de prendre leurs distances critiques avec l’air du temps ?

Le sous-titre de votre livre est “pour renouer avec le bon sens”, si vous deviez résumer ce “bon sens” en trois mots, quels seraient-ils ?

Quand Descartes dit que le « bon sens est du monde la chose la mieux partagée », il prend l’expression dans son sens positif : le bon sens, ici, c’est la raison commune, ce qui fait que tous les êtres sains d’esprit se comprennent entre eux et comprennent les bases élémentaires des mathématiques, savent que 2+2 font 4, font attention à la santé de leurs enfants, ne sont pas dupes de la démagogie et des mensonges populistes les plus grossiers, des promesses extravagantes et des contes de fées.

C’est en ce sens là que, face au totalitarisme, des êtres simples et peu diplômés, ont bien souvent fait preuve de plus de bon sens que des intellectuels sophistiqués comme Foucault, Barthes, Althusser, Derrida ou Sartre qui se sont engagés au côté du communisme, du castrisme ou du maoïsme à l’époque où ces idéologies conduisaient des millions d’innocents à la mort. Le bon sens n’a rien de populiste, il est populaire, ne confondons pas les deux !

S’agissant de l’école, la « rénovation pédagogique » des années 70 a fait des dégâts considérables justement parce qu’elle manquait de bon sens quand elle voulait supprimer les notes, les cours magistraux pour tout centrer sur l’auto-apprentissage par les élèves. C’est ce manque de bon sens que j’analyse dans mon livre qui en donne de nombreux exemples…

Propos recueillis par Philippe MOURET

Réflexions sur l”école – Pour renouer avec le bon sens, éditions Privat, avant-propos de Jeannette Bougrab, 216 pages. 16,90€. Toutes les nouveautés Privat sur www.editions-privat.com

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