Crises écologiques : Comment les réseaux sociaux pourraient sauver des vies

Alès, le 9 septembre 2002. De violents orages provoquent des inondations où, en une nuit, quatre personnes sont mortes et plus d'un millier ont dû être évacuées. Photo : Dominique QUET Maxppp.

En cas d’inondation, on n’appelle plus les pompiers, on envoie un tweet ! Les réseaux sociaux sont, certes, le lieu de l’émotion, de la propagande la plus intense et des fake news les plus malignes mais aussi celui d’une cruciale information instantanée. Des chercheurs du CNRS à Toulouse et Paris ont mis au point un logiciel unique en France qui pourrait voir le jour d’ici 2026. Une aide à la décision pour une intervention plus rapide en cas de crise. Mais, par manque de moyens et de volonté, le risque est réel d’une possible récupération par les banques et les assurances…

À la fois anges et démons… Si Twitter et les réseaux sociaux accueillent toutes les engeances, ils sont aussi des lieux d’information, notamment en matière d’urgence et de catastrophe naturelle. C’est à partir de ce constat que Alda Mari, linguiste à l’institut Jean-Nicod, au CNRS, à Paris (1) et son binôme de recherche basé à Toulouse, Farah Benamara – maîtresse de conférences en informatique à l’université Toulouse III Paul Sabatier – se sont associées en 2018 pour fabriquer un modèle, baptisé Intact (intention-action), “en capacité de révolutionner l’appréhension d’une crise majeure mettant en péril des vies humaines qui peut sauver des vies” n’existait pas encore en France. Jusque-là, c’était du “bricolage” qui se basait sur des bénévoles…

Nous luttons pour que le projet reste au CNRS. Si le ministère de l’Intérieur ne reprend pas la main, cela ira aux banques et assurances…”

Alda Mari, linguiste CNRS. DR.

À chaque fois, qu’il y a une crise, “les secours s’appuient encore sur une association, Visov, dont les bénévoles lisent les réseaux sociaux en direct ! C’est titanesque et juste impossible ! Nous avons mis au point un logiciel, pour l’instant à l’état de prototype, qui trie les tweets automatiquement et les envoie aux secours.” Et ce, depuis le mois de mai dernier. Pour que ce logiciel, financé encore durant une année par CNRS innovation, équipe les services de secours, il faut qu’une entreprise en finance l’interface. “Pour cela, il existe des Satt, des unités de transfert de technologie, qui font l’intermédiaire entre chercheurs et le monde de l’entreprise. Le problème, c’est le changement de personnels qui a lieu continûment au ministère de l’Intérieur, on ne sait même pas qui va faire le suivi. depuis la nouvelle mandature de Macron, tout a changé et nous avons perdu nos interlocuteurs du temps…”

L’autre problème, c’est que assurance et banques, notamment, n’attendent que ça pour exploiter financièrement ce logiciel. Et, accessoirement, faire payer les cotisations respectives en conséquence. “Nous luttons, confie Alda Mari, pour que le projet reste dans les mains du CNRS. Si le ministère de l’Intérieur ne reprend pas la main”… Cela ira dans des mains hautement capitalistes. “Mais si une grosse entreprise comme EDF s’empare de ce projet tout peut aller vite, d’ici 2026” pour un projet prévu initialement pour 2024.

Une aide à la décision pour les pouvoirs publics
pour une intervention plus rapide des secours

Ce modèle est une aide à la décision pour les pouvoirs publics pour une intervention plus rapide des secours avec une meilleure connaissance de la gravité de la situation. Le prototype ne demande qu’à grandir : “Il faut aussi maintenant que notre modèle s’applique  aussi aux sécheresses, exemple-type des crises où l’on n’est pas dans l’urgence de l’instant mais des crises dites silencieuses mais qui, en revanche, durent longtemps”, souligne encore Alda Mari. Des crises, autre difficulté, “que nombre d’assurances refusent de rembourser. Donc, on essaie de tester ce modèle sur toutes les catastrophes naturelles qui pourraient faire des victimes. Le gel, aussi, à l’inverse. Est-ce que l’on peut aider la population  à mieux s’organiser, à mieux anticiper qu’on ne le fait maintenant face aux événements majeurs qui arrivent parfois soudainement ? C’est notre question centrale…”

Plusieurs domaines d’expertises sollicités

Farah Benamara (1) et Alda Mari se connaissent depuis la fin de leurs études universitaires il y a une vingtaine d’années avant de décider, en 2018, de répondre ensemble à un appel à projets du ministère de l’Intérieur, visant à analyser les messages textuels partagés sur les réseaux sociaux. Le but ? Une aide à la décision. Afin de comprendre ces messages, d’extraire les informations utiles et d’automatiser leur analyse, plusieurs domaines de recherche sont alors sollicités, notamment la linguistique et la linguistique computationnelle, deux domaines d’expertise des équipes de Farah Benamara et Alda Mari.

En phase de prématuration afin que le prototype acquière une robustesse et puisse être utile à un maximum d’acteurs spécialisés dans la gestion des crises”

“L’appel à projets émanait plus précisément de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises. Nous avons ensuite répondu à un second appel à projets, explique l’informaticienne Farah Benamara, nous avons déjà une preuve de concept et sommes en phase de prématuration afin que le prototype acquière une robustesse et puisse être utile à un maximum d’acteurs spécialisés dans la gestion des crises. L’objectif était d’analyser et d’extraire automatiquement les informations les plus utiles et pertinentes afin de prédire les actions à entreprendre en cas de crise et nous y sommes parvenues.”

Quelque 13 000 tweets ont été analysés !

L’équipe d’Alda Mari s’est chargée de la partie proprement linguistique du projet : “Nous avons annoté manuellement un corpus de 13 000 tweets postés pendant plusieurs crises. Avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, nous avons analysé tous ces messages, cherché à déterminer quels sont les plus importants, comment ils sont formulés et quel caractère d’urgence d’une situation ils expriment. Certains messages ne sont d’aucune utilité mais d’autres sont importants : une information sur les dégâts humains ou matériels, un véhicule demande de l’aide, etc.”

Sur Twitter, c’est comme si on écrivait à sa “maman”, lors d’une crise, pour lui dire que l’on est bloqué ; idem pour le feu à Notre-Dame, à Paris : le premier acte des gens n’a pas été de contacter le 18 mais d’écrire des messages sur Twitter…”

Sens, syntaxe, morphologie… Alda Mari est spécialisée dans l’analyse plus particulière de la sémantique, le sens des mots. “Le but de ce modèle étant d’avoir une analyse des réseaux sociaux en cas de crise écologique : inondations, tempêtes, sécheresses…” Autant d’avanies qui touchent le Sud, la partie du pays la plus touchée. “On a beaucoup travaillé sur les inondations, explique encore Alda Mari ; eh bien on remarque que les gens n’appellent plus ni les pompiers ni aucun secours : ils écrivent ce qui leur arrive sur les réseaux sociaux ! Du coup, les secours n’ont l’information immédiatement. D’où cette demande du ministère de l’Intérieur face à l’absence d’appels.”

Le déclic s’est produit pendant une journée de neige abondante bloquant jusqu’aux autoroutes. “On m’a rapporté une anecdote : le ministère l’aurait su par la… TV…” En clair, sur les réseaux sociaux, on écrit sa sidération ; “Sur Twitter, c’est comme si on écrivait à sa “maman”, lors d’une crise, pour lui dire que l’on est bloqué ; idem pour le feu à Notre-Dame, à Paris : le premier acte des gens n’a pas été de contacter le 18 mais d’écrire des messages sur Twitter…”, décode Alda Mari.

On a commencé à construire un système basé sur la compréhension des textes pour envoyer les bons tweets aux bonnes personnes. C’est une tâche très difficile…”

Devant ce constat, le 18 étant peut-être devenu désuet, le ministère de l’Intérieur avait souhaité alors de créer une veille automatique des réseaux sociaux en cas de crise majeure écologique. D’apprendre aussi vite que “maman” et au moins aussi vite que les médias.

Mais que fallait-il aller chercher comme information intéressante dans les réseaux sociaux ? “On a surtout travaillé sur Twitter, réseau ouvert, et pour des histoires d’accessibilité de données sinon il peut y avoir énormément de contraintes liées aux données privées. Les tweets retenus doivent être pertinents pour des ambulanciers, les gendarmes, pompiers, etc. Et on a commencé à construire un système basé sur la compréhension des textes pour envoyer les bons tweets aux bonnes personnes. C’est une tâche très difficile. Notre collaboration entre linguistes et informaticiens avait pour objectif de créer un modèle robuste. Car ce système génère beaucoup de données en temps réel.”

Catégorisation automatique

C’est aussi très difficile du point de vue de la compréhension. Par exemple : “N’importe quel système se base encore sur des mots clefs. Mais pour une crise on récupère n’importe quoi. Par exemple sur les inondations, des gens disent : “J’ai une inondation”, alors que c’est seulement leur baignoire qui déborde…”

L’intelligence artificielle s’enrichit de l’humain

intelligence artificielle, Ph. d’illustration

Une crue inattendue du fleuve, le mot “crue” peut vouloir dire énormément de choses : le participe passé féminin de croire ; c’est aussi le contraire de mûr ; c’est aussi la crue du fleuve ; ou encore je n’ai pas été crue. “Eh bien notre système part de la catégorisation automatique, ce qui se fait très bien en intelligence artificielle. On va demander à un humain – nos étudiants – à qui on donne 2 000 tweets.”

Que lui demande-t-on ? “On lui demande de répondre – est-ce pertinent ? Urgent ? et si c’est urgent, c’est urgent pour qui ? dans quelle catégorie : dégâts humains, dégâts matériels… – pour que le programme d’intelligence artificielle apprenne de ses réponses. Et du degré d’interprétation de l’urgence.” Dès lors,” la machine va essayer de créer un critère qui permettra de classifier les tweets. Et ça marche plutôt bien quand on sait que 80 % des tweets, c’est du “bruit”, des messages à mettre à la poubelle.” Ce sont quand même les pompiers et/ou les secours qui ont la liberté de décider ou non d’aller sur les lieux. “Et nous sommes en train d’améliorer ce logiciel sur la compréhension du langage (est-ce que les tweets comprennent des exclamations, par exemple)…”

Olivier SCHLAMA

(1) Farah Benamara travaille à l’Institut de recherche en informatique de Toulouse1 , dans l’équipe Méthodes et ingénierie des langues, des ontologies et du discours dont elle est la co-responsable. Alda Mari, elle, dirige l’équipe Langage, pensée et comportement à l’Institut Jean Nicod , au département Sciences cognitives de l’École Normale Supérieure à Paris.