Chronique Livre : L’écriture est du genre féminin…

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie. C’est au tour de Annie Agopian et Carole Chaix ; Marie-José Descaire et de Anne Maffre-Baugé.

Un bijou…

L’écriture est du genre féminin et c’est logique. Toute écriture n’est-elle pas un accouchement ? On écrit toujours pour créer, délivrer, mettre au monde quelque chose. La particularité de la pratique, quand il s’agit d’un accouchement scriptural, réside dans le fait que la gestation des pensées et des émotions fécondant les œuvres littéraires n’obéit pas aux rythmes des lois naturelles régissant la reproduction des espèces.

En littérature, il suffit parfois d’un petit rien pour générer sans délai un bijou. La preuve par Annie Agopian, cette auteure d’albums illustrés qui a fait de son jardin cévenol le lieu de toutes les germinations poétiques : il lui a suffi d’apercevoir, une nuit, “une belle trace de lumière dans le ciel” pour engendrer l’un de ces textes inspirés qui possèdent “cette magie qui brûle la pesanteur des mots” dont parle l’écrivain Tahar Ben Jelloun dans ses Amours sorcières.

“Cette énergie qui brûle la pesanteur des mots”…

L’actualité télévisée voulut que, cette nuit-là, “la belle trace de lumière”, observée par Annie Agopian était celle d’un missile dans le ciel de Bagdad. Mais la poésie n’a cure des détails du genre géographique. Annie Agopian s’est emparée de cette comète funeste pour filer une métaphore cosmique sur l’infini mystère des rapports qui unissent l’infiniment grand et l’infiniment petit ; elle a fait de cette lueur porteuse de mort un poème magistral sur les forces de la vie, une réflexion mystique sur la part d’éternité qui, en dépit de tous les missiles, palpite en l’être humain, sur “ce petit quelque chose/Qui bat/ Entre la nuit et nous/ Ce petit quelque part/Têtu/Qui pulse/Ce presque rien/Immense/Perdu en nous/ Juste la vie et nous/Etalés dedans…”

La portée d’une telle étoile filante est universelle

C’est beau, tout simplement ; et joliment illustré. La genèse de ce petit joyau étant localisée à Bagdad, son éditeur marseillais, porté au bilinguisme pour “donner à voir la langue des autres”, accompagne le poème d’Annie Agopian d’une traduction en arabe, et cela ajoute à son impact émotionnel ; mais l’on pourrait tout aussi bien traduire ce texte en ukrainien, ou en russe, car la portée d’une telle étoile filante est universelle.

  • Juste le Ciel et Nous, Annie Agopian et Carole Chaix, 24 pages, Le Port a Jauni, 9 €

Une saga

L’écriture de Marie-José Descaire a la puissance tranquille des alzines, ces chênes verts de Catalogne dont la robustesse s’enracine dans la rocaille des terres brûlées par le soleil. Arc-boutée sur le soc de sa mémoire familiale, cette professeure de Perpignan trace son sillon littéraire dans les souvenirs tourmentés de l’Espagne franquiste où plongent ses origines.

Il y a deux ans, sous le titre Un Été Inachevé, elle racontait l’été 1936 – “L’été de la folie des hommes aveuglés par leurs certitudes” – à travers la vie quotidienne de son grand-père Juan. C’était l’histoire ordinaire – terriblement ordinaire en ces temps-là –  d’un honnête homme confronté à la plus terrible des alternatives lorsque la violence des uns surenchérit sur celle des autres : baisser la tête devant les idéologies mortifères ou la relever. C’était aussi la description d’une société soumise au plus primaire des machismes, celle d’une époque qui ne laissait aux femmes pas d’autre choix que celui de pleurer sur leur impuissance.

L’histoire d’une jeune femme qui retient ses larmes, s’insurge contre les archaïsmes, a soif de liberté, aspire à l’égalité…

Dans Les Matins d’Angela, Marie-José Descaire raconte la suite en se mettant dans la peau de sa propre mère. C’est l’histoire d’une jeune femme qui retient ses larmes, s’insurge contre les archaïsmes, a soif de liberté, aspire à l’égalité, y compris au droit de travailler comme les hommes et qui s’octroie même le droit d’aimer au-delà des préjugés… C’est aussi l’édifiante chronique de l’Espagne franquiste des années 1950 en Catalogne…

Marie-José Descaire pose sur son héritage culturel le regard affectueux mais distancié de sa propre génération… Son écriture est belle, riche mais sobre, claire, aérée mais pudique ; elle va à l’essentiel tout en donnant aux choses du passé qu’elle ranime une apparence romanesque qui les restitue sans les enjoliver. C’est l’écriture d’une femme libérée des ombres et des peurs. Elle confirme le talent épanoui d’une enfant d’émigrés qui rêvait de devenir écrivaine de langue française et l’est devenue.

  • Les Matins d’Angela, Marie-José Descaire, Cap Béar éditions, 182 pages, 16 €.

Une quête

L’écriture d’Anne Maffre-Baugé est une force tellurique. Elle se projette avec témérité dans les profondeurs de la pâte humaine. Et, qu’elle explore les couches superficielles du mental ou les abysses de la subconscience, rien ne fait obstacle à ses introspections. Peut-être y a-t-il, sous les ressorts de cette professeure de philosophie, quelque chose de génétique.

Il fait braise du moindre murmure de l’âme

Son père, Emmanuel, le fameux tribun de Bélarga, ce meneur d’hommes qui incarna la révolte des vignerons du Languedoc, dans les années 1970, avait le verbe volcanique. Le sien, canalisé par l’écriture, n’est pas tonitruant mais tout aussi incandescent. Il fait braise du moindre murmure de l’âme. En témoigne son dernier livre. C’est un buisson ardent : des étincelles de toutes les couleurs s’y mêlent aux noires escarbilles remontées des tréfonds du magma humain. Voilà un ouvrage inclassable, ambitieux, le produit d’une alchimie en partie improvisée pour cause de pandémie.

Ce n’est pas uniquement l’histoire entrecroisée de trois femmes de sensibilités différentes qui ont en commun l’angoisse de s’interroger sur le sens de l’existence au seuil de ténèbres qui les attirent. C’est aussi, et tout à la fois, un roman sur la fragilité des consciences confrontées aux mutations de notre civilisation ; un essai sur le pouvoir de fascination des zones grises reliant le Bien au Mal ; une chronique incisive sur la vie quotidienne par temps de confinement ; une part d’autobiographie.

Un Claude Sautet pourrait en faire un nouveau film sur Les choses de la vie, qu’il pourrait d’ailleurs intituler Louisa, Justine, Sophie, Gauthier et les autres…

Un Claude Sautet pourrait en faire un nouveau film sur Les choses de la vie, qu’il pourrait d’ailleurs intituler Louisa, Justine, Sophie, Gauthier et les autres…, du nom de ses principaux protagonistes. Mais, si ce livre offre au public plusieurs niveaux de lecture, il fait surtout partie des œuvres littéraires qui prouvent, au contraire du cinéma, la supériorité des mots sur les images dès que la formulation des non-dits conditionne l’expression d’une pensée aussi peu formatée que celle d’Anne Maffre-Baugé au moyen d’une langue écrite aussi ciselée que la sienne.

Son titre est énigmatique mais il ne faut pas s’y arrêter : il faut y voir une invitation à la curiosité adressée aux chercheurs de textes rares volontaires pour une plongée audacieuse dans les gouffres des consciences déchirées. Si La nuit n’a pas clos les portes, c’est tout simplement parce que, chez Anne Maffre-Baugé, malgré toutes les angoisses et le “devoir du doute”, les portes restent toujours entrouvertes à une lumière, celle de “l’espérance qui brille au coin de l’œil comme une perle…”

  • La Nuit n’a pas clos les portes, Anne Maffre-Baugé, Les Presses littéraires, 398 pages, 22 €.

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr

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