Tintin : au coeur des îles singulières

Après une exposition-hommage en demi-teinte à Paris, au Grand Palais, et la sortie controversée d’une version colorisée de Tintin au pays des Soviets, quelques pas en compagnie du plus célèbre héros de la BD…

La visite de l’expo Hergé au Grand Palais (qui s’est achevée le 15 janvier dernier) en a laissé pas mal sur leur faim. Certes, cette rétrospective offrait un panorama particulièrement large de l’oeuvre du père de Tintin, bien au-delà même de la bande dessinée.

Et on ne saurait bouder le plaisir de voir ainsi la BD (que certains rechignent encore à reconnaître comme le 9e Art) entrer au Panthéon de la création. C’est peut-être d’ailleurs cette volonté sous-jacente de vouloir prouver que Hergé n’était pas « que » un auteur de bande dessinée qui a finalement desservi l’événement. Mais demeurait le plaisir de découvrir le travail d’un formidable artiste. Et notamment la qualité exceptionnelle de certaines planches en noir et blanc de son tout premier album : Tintin au pays des Soviets.

Ce qui nous amène à une seconde interrogation, née en ce début de l’année 2017 : était-il vraiment nécessaire – en dehors de toute considération commerciale, bien sûr – de publier une version colorisée de cet album (éd. Casterman et Moulinsart SA) ?
La couleur, dont on ne peut savoir si elle aurait été, ou pas,
approuvée par Hergé, prive malheureusement le lecteur de la qualité exceptionnelle de certaines cases en noir et blanc. Reste à chacun de se faire sa propre idée, et pour cela de lire notamment l’intéressant débat proposé par LeMonde.fr entre deux tintinophiles éclairés, Philippe Goddin et Yves Frémion.

D’île en île

Mais, il est temps, maintenant, de se pencher sur un tout autre sujet… Nombreux sont les ouvrages, les articles, les expositions qui ont mis l’accent sur les liens étroits entre l’oeuvre d’Hergé et la mer. Notamment en 2007 à l’occasion du festival « Ostende à l’ancre » (Oostende voor anker).

Les bateaux sont présents dans 15 des 23 albums de Tintin et les liens étroits qu’entretenait l’auteur avec le monde maritime a été mis en exergue en de nombreuses occasions et dans divers lieux, en particulier à Saint-Nazaire. Ce port français de Loire-Atlantique s’enorgueillit même aujourd’hui d’un itinéraire Tintin, ponctué de panneaux géants, qui rappelle que Tintin et le capitaine Haddock sont passés par ici, à la recherche du professeur Tournesol dans Les 7 boules de cristal. Tintin, Haddock et les bateaux c’est même le titre d’un livre de Yves Horeau chez Moulinsart.

Mais les îles ? Presque rien ! Seul Renaud Nattiez dans son très complet Dictionnaire de Tintin (éd. Honoré-Champion, 2017) leur consacre une rubrique. Et pourtant… Les îles reviennent souvent au fil des pages des albums de Tintin, comme une ponctuation au coeur de l’aventure. Hergé s’amuse même à bousculer les clichés, dans Le Trésor de Rackham le Rouge (planches 24 à 31 du 12e album). Il y a bien une île, les traces du passage des pirates mais on aura beau creuser, de trésor, point ! Trois albums, cependant, retiennent plus particulièrement l’attention par le rôle central d’une île…

Amoureux de la mer, Hergé ne pouvait en effet pas passer à côté de cet espace insulaire qui a toujours nourri les rêves, les fantasmes et les utopies des hommes. On sait que Daniel Defoe, l’auteur de « Robinson Crusoé » (1719) était l’un des auteurs préférés du dessinateur. Un autre indice : dans Les bijoux de la Castafiore (page 43) Tintin est plongé dans la lecture de… « L’île au Trésor » de Stevenson (1896). Depuis l’Atlantide de Platon (-428/-347), l’Utopia de Thomas More (1516), L’île Mystérieuse de Jules Verne (1875), le Pays imaginaire de Peter Pan par J.-M. Barrie (1911), jusqu’à L’île du jour d’avant d’Umberto Ecco (1994), autant de terres d’imaginaire et de promesses d’aventure.

Entre Stevenson et Brel

C’est dans L’île Noire (septième album de la série) que Hergé trempe pour la première fois sa plume dans un espace îlien.

Diverses tribulations ont mené Tintin en Ecosse sur l’île Noire, au large du village de Kiltoch, réputée être habitée par un terrible monstre qui s’avérera être un gorille, bien plus humain que les méchants aux ordres du redoutable docteur Müller.

Dans cet album qui connaîtra trois versions différentes entre sa publication en feuilleton dans Le Petit Vingtième (du 15 avril 1937 au 16 juin 1938) et la version définitive en 1965 (Casterman), Hergé distille déjà tous les ingrédients qui font la fascination des hommes pour les îles : « La plus jolie et l’endroit le plus inquiétant au monde » disait Stevenson à propos de l’île d’Hiva Oa, aux Marquises, la même où Jacques Brel ira se réfugier entre 1974 et 1978 lorsqu’il choisira lui aussi de prendre le large ! Telles sont les îles, mêlant les rêves paradisiaques aux couleurs d’un Gauguin et les cauchemars d’Edward Prendick sur « L’île du docteur Moreau » (H.-G. Wells, 1896).

Rochers déchiquetés, sombre forteresse et monstre velu, l’île noire d’Hergé lorgnerait plutôt vers la deuxième option. Et lorsqu’on connaît la minutie du travail préparatoire une question s’impose… Où l’auteur a-t-il trouvé son modèle !? Plusieurs hypothèses se disputent l’origine du site.

Certaines assez peu probables, telles l’île d’Yeu ou Lochranza sur l’île d’Arran, en Ecosse. Deux autres lieux sont plus crédibles, le phare de l’île Noire (!) en baie de Morlaix (Finistère) et surtout, en Méditerranée, la tour de guet de l’île d’Or (*) sur la Côte-d’Azur… Mais rien ne confirme ni n’infirme ces suppositions et le mystère demeure !

Et puisqu’il est question de mystère, autant quitter l’Ecosse et prendre le sillage du navire polaire L’Aurore à la recherche de l’aérolithe devenu île dans L’étoile mystérieuse (Le 10e album de Tintin et le premier publié directement en couleur, en 1942).

Une île éphémère, une île singulière où tout est plus grand, plus dangereux, en un mot, plus mystérieux ! Tintin s’y rend en compagnie d’un groupe de scientifiques sous l’égide du FERS (Fonds européen de recherches scientifique) dont l’acronyme n’est pas sans rappeler le FNRS (Fonds national de la recherche scientifique) fondé en Belgique en 1928.

Juste le temps de planter un drapeau et de récupérer un bloc de Calystène -ce métal aux étranges propriétées venu de l’espace- et l’océan engloutit à jamais l’île et ses champignons géants et explosifs…

Milou et Paul Valéry

Troisième île, en passant « un peu plus à l’ouest », comme le suggérerait sans doute Tournesol, voici que se présente la piste d’atterrissage de fortune de l’île de Pulau-Pulau Bompa !

Une île fictive de la mer des Célèbes, qui va servir de décor à l’album Vol 714 pour Sydney (22e album de la série, 1968). Pulau signifiant île en Indonésien. L’Indonésie devient la Sondonésie pour Hergé qui plonge son héros et ses compagnons dans une aventure de pure science-fiction, entre présence extra-terrestre et manipulations mentales.

Cette fois, c’est une éruption volcanique qui conclue l’aventureuse excursion dont aucun des protagonistes ne conservera le moindre souvenir, à l’exception de Milou qui exprime ses regrets à quelques cases de la fin : « Ah ! Si je pouvais raconter tout ce que j’ai vu ! … Mais on ne me croirait pas. »

Cette fois encore, Hergé a réuni sur son île tous les ingrédients qui font de cet espace limité le support des imaginations les plus débridées. Extra-terrestres, civilisation oubliée, grottes, jungle luxuriante et volcan menaçant… Toutes différentes, toutes fascinantes, les îles sont l’un des terreau les plus fertiles à l’éclosion de récits fantastiques et Hergé a su à travers elles se hisser au niveau des plus grands écrivains.

Ses albums ne constituent pas qu’une île aux enfants dans l’océan littéraire, ils offrent aux plus grands le plus vaste des horizons pour rêver… Ultime clin d’oeil, c’est sur l’île d’Ischia, au large de Naples, que devait se nouer l’intrigue finale de Tintin et l’Alph-Art le 24e album inachevé de la série.

« Je suis né dans un de ces lieux où j’aurais aimé de naître » affirmait mon illustre compatriote Paul Valéry. Mais où donc ? À Sète, que le poète définissait comme « une île singulière ». Cette insularité que je partage n’est sans doute pas étrangère à la fascination qu’exerçait sur moi dès mon plus jeune âge un certain album de bande dessinée : L’île Noire, bien sur ! Une lecture à laquelle je suis resté fidèle, de Sète… à 77 ans et j’espère bien au-delà !

Philippe MOURET

(*) Etrange histoire que celle de cette île d’Or qui compte au nombre des « Soixante plus beaux sites de France ». Privatisée, elle devient au début du XXe siècle la propriété du docteur Auguste Lutaud qui s’autoproclame Auguste Ier, monarque de l’île, frappe monnaie et fait ériger la tour carrée et crénelée selon l’architecture sarrasine qui ressemble tant à celle dessinée par Hergé. Elle est encore aujourd’hui une propriété privée.