Société : Après l’ENA, tu passeras un CAP, mon fils…

Laure Barbaza. des business plan à la pâtisserie. Photo : Olivier SCHLAMA

“Etre dans la vraie vie.” De plus en plus de super-diplômés en pincent pour les métiers manuels qui sont leur nouvel Eldorado. Une stratégie préventive peut-être inconsciente de renouer avec les relations concrètes, palpables, en contact avec les autres, et redonner du sens à sa vie. L’enthousiasme de ceux que nous avons rencontrés est palpable. Ils en deviennent en quelque sorte le mythe d’eux-mêmes en ouvrant une voie à ce qui pourrait être précurseur de l’économie de demain.

Elle avait un jardin secret. Celui-ci s’épanouit désormais au grand jour. C’est pour développer cette fibre vivante, vitale, voulue en son for intérieur que Marie, 35 ans,  a tout plaqué. Après une réussite professionnelle apparente, des études d’ingénieure puis un doctorat aux compétences reconnues, cette Montpelliéraine avait même “trouvé un super poste” comme haut fonctionnaire au Luxembourg, “très bien payé, garanti à vie…” Privilégiée mais mais pas heureuse. Une crise existentielle et visiblement générationnelle perce, s’imposant comme une évidence. Résultat, devant une insatisfaction professionnelle de plus en plus aiguë, chronique, elle annonce :  “Je vais reprendre un apprentissage pour devenir fleuriste” ! Troquer un supposé confort de CSP+ en projet de vie plus simple, plus authentique. Pour “être soi-même”.

Des mains agiles sur le clavier aux mains utiles au contact de terre… Cette jeune femme prend conscience d’une explication salvatrice de son mal-être : “J’ai passé tous ces diplômes pour faire plaisir à mes parents, enseignants. J’ai fait tout ça par procuration.” Le malaise, la vacuité de cette vie désincarnée, c’est bien fini. Elle préfère l’élégance du sécateur aux open space mortifères. Comme beaucoup de jeunes urbains diplômés, Marie répond à l’appel de métiers rassurants, ceux de l’époque pré-industrielle, qui donnent du sens à leur vie. Envie de faire dans le concret avec les gens plutôt que de gaspiller son temps dans un emploi où la supériorité supposée de leur poste n’est plus le Graal imaginé. Marie fait partie d’une vague de plus en  plus visible de tous ces jeunes qui bifurquent à angle droit.

Foodtruck, bar à thèmes, petit commerce de proximité…

Que font-il de leur révolte ? Ils ouvrent un foodtruck, un bar à thèmes, se lancent dans la boulangerie, le petit commerce de proximité… Ou deviennent donc fleuriste, comme Marie, “une profession qui est dans la vraie vie. Un bouquet de fleurs, c’est futile mais finalement utile puisque ça fait du bien. Et j’ai de la chance, la fleuriste qui me prend en stage pour trois semaines, elle est presque médium : elle devine les envies des clients dès qu’ils entrent dans la boutique !”, analyse-t-elle.

“Quand j’étais ingénieure, il n’y avait que la religion du chiffre qui comptait. Pas les relations concrètes avec l’autre”. Le débit est rapide, sourire omniprésent, confiance en soi marquée. “Le plus important, c’était de publier ses travaux pour avoir des aides et d’avoir des aides pour publier d’autre travaux…” Un cercle trop vicieux. “Et puis, tout y était vu du point de vue de la soi-disant rentabilité pure, à court terme. Tout le monde se fout, par exemple, des solutions écologiques qui permettent à un agriculteur d’acheter moins de produits et de mieux lutter passivement contre les conséquences d’une tempête. Quel est le sens de cette vie-là ? Aucun. Même ma thèse sur la forêt landaise, on m’interdisait presque de dire aux gens de terrain qui j’étais !” Marie démissionne. Comme la plupart de ses plus proches camarades de promo dont l’une est devenue prof de yoga, une autre qui est partie en Nouvelle-Zélande et une 3e qui a tout plaqué pour faire le tour d’Europe en caravane. La dernière est restée travailler  dans son secteur mais a réussi à se réorienter vers les énergie renouvelables.  “Je voulais un métier qui ait du sens et le sens du contact”, insiste Marie.

“On m’a vendu, là aussi, du rêve”

Elle est rapidement engagée dans la haute administration du Luxembourg. La désillusion pointe rapidement. “On m’a vendu, là aussi, du rêve”, confie la jeune femme qui n’n pouvait plus de s’occuper de gros dossiers de subventions. Un travail aride, abscons, avec pour seul et unique contact son écran d’ordinateur. Après quatre ans de thèse et cinq ans de haute administration, la coupe est pleine. Bilan de compétences.”J’avais une irrépressible envie de travailler les végétaux. Je suis créative et j’aime le contact avec les gens. ” Ce sera fleuriste !

Si les Français sont nombreux (85%) à être conscients qu’il leur faudra probablement se reconvertir au moins dans un nouveau métier, un jour ou l’autre, ce changement vie professionnelle est  jugé difficile par près de sept personnes interrogées sur dix, selon un sondage effectué par Odoxa pour Openclassrooms. Le principal frein : trouver un employeur qui fasse confiance à un professionnel fraîchement arrivé dans le secteur. Déjà, la reconversion s’applique pour un Français sur deux. Les métiers du numérique (souvent miroir aux alouettes) apparaissent comme les plus porteurs pour 57% des sondés. Suivis par l’artisanat (32%) et les postes de commerciaux (24%).

De l’ENA à la boucherie de quartier, aucune statistique n’existe à l’Insee sur ces surdiplômés en rupture de modèle de société. Cela annonce, comme le laisse entendre Jean-Laurent Cassely, auteur de la Révolte des Premiers de la classe, peut-être l’annonce d’un phénomène plus massif. Qui se conjugue avec une volonté farouche de parité. Pas d’égalité. “Ce qui m’a tout autant décidé à changer de vie, c’est aussi le fait que, en tant que femme, il faut en faire cinq fois plus pour que l’on nous reconnaisse au même niveau que les hommes, lâche Marie. C’est usant.” Surtout dans les hautes sphères de l’encadrement, qui n’encadrent d’ailleurs plus rien du tout. A titre d’exemple, elle confie “qu’une fois lors d’une évaluation, elle a eu cette appréciation “finalement d’une cruelle misogynie” : “A su s’adapter dans un milieu d’hommes”…

Laure Barbaza, 29 ans, a su, aussi, s’adapter. “Les pâtissiers traditionnels nous prennent peut-être pas très au sérieux (2) ; notre approche peut paraître à leurs yeux un peu bobo : on vend sur internet ; notre vente est marginale, mais bon peu importe…” Les professionnels pur sucre, elle s’en fiche comme de ses premières études de marché qui ne lui ont pas apporté le contact et le concret qu’elle en attendait. Car les business plan et autres conseils de haute volée, elle sait faire ; et elle a donné pendant plusieurs années dans un grand cabinet spécialisé de Montpellier mais c’était nettement insuffisant pour donner un sens à sa vie professionnelle. Pas assez concret. Pas assez de contacts. En revanche, ses études lui ont sacrément servi pour mener à bien sa propre étude de marché. Connaître les us et coutumes de chaque univers, c’est peut-être, après avoir fait une grande école, la clef de 12 nécessaire pour ne pas être laissé pour compte de l’économie de demain (lire l’entretien ci-après avec Jean-Laurent Cassély).

Laure Barbaza, à la sortie d’une épreuve de CAP pâtisserie au lycée Charles-de-Gaulle, à Sète. Photo : O.SC.

Ce jeudi, 15h, sans forfanterie, sourire aux lèvres, cette multi-diplômée, qui habite à Grabels (Hérault), sort d’un nouvel examen bien inférieur à tout ce qu’elle a eu à passer, une épreuve de CAP de pâtisserie au lycée Charles-de-Gaulle, à Sète. “Ca s’est bien passé…” Une heure sur la prévention, la santé et l’environnement. Une broutille, semble-t-elle faire accroire, entre deux rafales de mots, bien pesés. Après Science Po à Aix, une licence de droit à Grenoble, un an en Nouvelle-Zélande et un master en intelligence économique à l’école de la guerre économique à Paris, ce CAP est une formalité. Là n’est pas l’essentiel pour cette jeune maman d’un enfant de 13 mois. C’est d’ailleurs  à son accouchement que le déclic se produit. “On  aurait pu penser que la recherche de sécurité financière m’aurait empêché de franchir le pas de la création d’entreprise. C’est l’inverse qui se produit. “Je me suis dit que mon enfant mérite que sa mère  s’accomplisse.” Pour Laure Barbaza, cette prise de conscience trouve son origine dans le “contre-pied” qu’elle a pris de sa famille qui “attendait de moi un métier intellectuel. Et puis, j’ai toujours été bonne élève et la société attend de toi que tu réussisses et te renvoie que ton chemin de vie est tout tracé.”

Elle revendique : “J’ai toujours su que je créerais ma boîte un jour. J’ai d’ailleurs mille idées à exploiter”. Abritée dans la couveuse d’entreprises Cible de la boutique de gestion (BGE) de l’Hérault, Laure Barbaza s’est associée avec une autre pâtissière  pour mener à bien son projet : ses pâtisseries réalisées qu’avec des produits locaux, de saison et de qualité, notamment fournis par la Ruche qui Dit Oui, un réseau de producteurs locaux. La vente se passe depuis leur site internet, en direct sur les marchés ou lors d’événements, festivals, etc. L’approche correspond à un impératif de transparence, presque une injonction, de la société en matière alimentaire : “La viande, le fromage, les légumes, on peut savoir désormais d’où ils viennent. Pas la pâtisserie. Souvent, c’est juste un agglomérat d’ingrédients peu ragoûtants à demi-congelés…”

“Ces métiers manuels, poursuit-elle, j’étais la première à les décrier. Or, ils sont très exigeants. Quand un gâteau n’est pas bon, il n’y a pas excuse : il n’est pas bon. On ne peut ni se cacher ni mentir. Les chiffres, les études de marchés, on peut leur faire dire ce que l’on veut.” La perte du prestige d’une profession intellectuelle et de la reconnaissance sociale ? “L’envie de faire bien est plus forte”, tranche sans hésiter Laure Barbaza. La jeune femme est déjà tournée vers un autre projet : créer un laboratoire de cuisine partagée là aussi accueilli dans un incubateur d’entreprises. De quoi, pourquoi pas, mettre le pied à l’étrier à d’autres diplômés. A coût réduits mais à grandes espérances.

Doriane et son mari ont ouvert un foodtruck. Photo : O.SC.

De science Po à cuistot

Doriane a aussi l’espérance en bandoulière. Opticienne de métier, elle s’est frotté les yeux, à 29 ans, après cinq ans à “faire du chiffre”. Son avenir s’est imposé comme une évidence : fini “l’abattage”. Place au métier-passion qui offre le partage comme valeur cardinale. Comme l’explique Cassely  quand il portraitiste Marie qui a ouvert le premier bar à fromages de Montpellier. “Elle avait envie de revenir vers des produits de terroir, de produits de qualité, au lait cru (…) car les gens ont envie de  savoir d’où viennent les produits (…) De la même façon, Doriane avait cette vision du partage de la bonne cuisine avec “de bons ingrédients locaux et frais” quand elle a ouvert il y a quelques mois un foodtruck, le Camion Phare. Ce jour-là, elle avait posé ses tables dans une zone aquatechnique à Sète. Pour “donner du bonheur et assouvir ma passion créative”. C’est aussi un camion-restaurant qu’a ouvert Saber Abbes à la Défense, à Paris. De sciences po à cuistot. “J’écrivais les discours des hommes politiques”. Se disant surexploité, mal dans son travail, en manque d’accomplissement personnel, “j’ai tout plaqué pour ouvrir il y a trois mois ce petit resto ambulant”, dit-il. Saber Abbes, 31 ans, se rappelle “les journées assommantes voire hallucinantes où  il m’était même interdit de caler un rendez-vous chez le médecin, les calculs politiciens pas forcément en faveur des gens… Sa formation supérieure est cependant un atout. Pour lever des fonds. Pour le marketing commercial. Et pour s’ouvrir des portes. Toutes les portes.

Les Temps Modernes de Chaplin dénonçaient la peur de la robotisation de la société ; le somptueux film Brazil dénonçait, lui, avec humour ravageur le règne stupide de la bureaucratie toute-puissante. Plus près de nous, le mystérieux mouvement Nuit debout, né spontanément en 2016, notamment en réaction contre la loi Travail, était justement animé par de jeunes diplômés qui se sentaient déclassés. Tous ces diplômés en sont un peu la synthèse qui s’enthousiasment volontiers dans leur nouvelle approche d’un métier manuel. Un auto-récit doublé d’un néo-prestige, celui de l’entreprenariat à tout crin. C’est le cas de Sébastien Girault. Agé d’à peine 25 ans, ce jeune homme, originaire de Mayenne, habitant à Montpellier depuis deux ans, s’apprête à lancer l’équivalent d’un Facebook pour jardiniers intégrant une boutique en ligne. C’est une première en France ! Il y a un an, il a vite décliné la reconduction de son contact à la prestigieuse Banque publique d’investissement (BPI) qu’il n’avait pas eu de mal à intégrer après une non moins prestigieuse école de commerce. Le nouvel ordre commercial est en marche.

Olivier SCHLAMA

(1) Enquête réalisée auprès d’un échantillon de 1001 Français interrogés par Internet les 17 et 18 mai 2017, parmi lesquels 631 actifs.
(2) Les Gourmandises de Baba:  http://lesgourmandisesdebaba.tictail.com/
Le site du Locavore Montpellier http://www.locavore-montpellier.fr/
La ruche qui dit Oui Lattes https://www.facebook.com/laruchequiditouilattes/